« Le maître » Julien LORENS.
1) Un des principaux notables de la communauté : dans l’histoire des Polonais du Bassin potassique alsacien, Julien Lorens (diminutif affectueux en polonais « Julek », prononcer « Youlek ») s’inscrit comme un des enseignants de polonais de loin les plus marquants, par sa longévité professionnelle, son parcours personnel, sa personnalité.
2) Mise en perspective 1. Il a toute sa place dans le groupe des moniteurs d’après-guerre que nous considérons comme les plus légitimes à habiter durablement la mémoire collective. Ce groupe se compose du couple de Wittelsheim Mariam et Eugénie Jedrzejowski ; de Lidia Kuliberda, de Wittenheim-Théodore-Ensisheim-centre ; de sœur Annonciata, d’Ensisheim-centre ; de Mlle Scherfer ou « Szerferowa » en version originale, de la cité bicommunale de Rossalmend, que quelques « fans » souhaitent affectueusement voir admise dans le nombre. Mariam et Julien, c’est frappant, présentent des « profils » qui contrastent l’un par rapport à l’autre ; le premier, à Wittelsheim, est de formation élevée, et lettreux, « théâtreux » surtout ; Julien, à Wittenheim, n’a pas de fortes études, matheux, sans action périscolaire ; on a rapporté que le second moque le premier du surnom de « dypresia », la dépression, le dépressif, on ne voit plus très bien pourquoi d’ailleurs (bien que les raisons d’être déprimé ne manquent pas, dans l’enseignement…). Les épouses aussi ont des caractéristiques opposées ; à Eugénie les touches de la musique folklorique, à Léonie celles de la machine à écrire, et de la traduction, en particulier administrative.
3) Mise en perspective 2. Pour tenir compte de la relève de génération, il convient d’allonger cette liste des noms de Mmes Ramotowska (Ramatowska ?) et Krawczyk, de Wittelsheim, qui resteront comme les deux enseignantes stables, « durables », de la première période postcommuniste en Pologne même. Mais décidément la roue tourne, la première de ces dames a déjà pu faire valoir ses droits à la retraite, et la seconde, paraît-il, quitte ou a quitté le bassin, avec son mari, pour se reconvertir dans l’hôtellerie, dans les Vosges. Jetons en passant un coup d’œil sur les deux conjoints ; M. Ramatowski s’est surtout laissé identifier comme militant syndical de « Solidarité », et M. Krawczyk a éveillé de la sympathie comme commerçant, vendeur et réparateur de bicyclettes ; ces informations sont pour faire percevoir au passage que ces messieurs appartiennent à cette immigration qui ne travaille plus d’office aux mines.
4) Souvent seulement de passage. L’instit quitte le bassin : pourquoi cette notation ? Simplement pour souligner que souvent les cadres de la communauté ne se sentent pas liés à elle, et à son secteur géographique, à vie, ils abandonnent, voire « trahissent » sans états d’âme particuliers leur troupeau (c’est le mot) : par exemple, le curé Bieszczak a pris sa retraite à Lourdes, les Jedrzejowski ont retrouvé en Lorraine leur fils aîné « Tini » ; ils quittent un lieu où ils étaient quelqu’un pour un autre où ils sont personne, de la notoriété ils chutent dans l’anonymat.
5) La naissance. Julien Lorens, comme la plupart des immigrés de la première génération, est né à peu près avec son siècle, le 21-02-1903, à Golonog, en Pologne, près de Dombrowa-Gornicza, dans le secteur de Katowice, bassin houiller bien connu ; le monde minier lui était donc déjà dans une certaine mesure familier à son arrivée dans les potasses d’Alsace, alors que pour la plupart, ses compatriotes étaient des ruraux qui ont dû s’adapter à l’industrie.
6) Julien arrive en France tôt, à vingt ans, en 1923, après des études tournées vers l’agriculture, d’un niveau assez limité, puisqu’il n’est pas bachelier (Il lui en restera toujours une inclination ouvriériste, « antibourgeoise »… ou plutôt antiacadémique, peut-être ?). Il accomplit sa scolarité à l’ouest du fameux couloir de Dantzig (pol :Gdansk), donc en langue allemande. Le jeune homme, qui pour son orientation aurait d’abord lorgné du côté de l’architecture, réside d’abord dans le Pas-de-Calais, près de Lens (ou Douai ?). Il quitte cette région, jugeant le travail dans le charbon trop dangereux.
7) Rencontre et mariage. Julien aboutit dans le Haut-Rhin en 1930-31, et fait connaissance en 1933 de sa future femme dans une station de ski. Il s’agit de Marie-Léonie (qui n’est pas ici une officieuse réfection familière d’Eléonore) Arnold, dite simplement Léonie, de cinq ans sa cadette, née le 24-08-1908, fille de Léon Arnold, maire de Kruth pendant vingt-huit ans, longévité exceptionnelle, qui, ancien séminariste, élève sa fille, croyante jusqu’à sa mort, chrétiennement (Au début de l’Occupation, les Allemands lui proposent de le laisser en fonction, lui décide de se retirer, il n’entre pas dans la collaboration, dont on a peut-être vu où elle commençait, mais pas soupçonné où elle a fini, notamment, dans cette vallée, dans le tunnel d’Urbès tout proche.), au fond de la vallée vosgienne de St-Amarin, ou de Thann. Le mariage a lieu le 06-01-34 dans cette dernière localité.
8) Deux fils. De cette union naît dès 1935 un premier fils, Marcel. Un second, Gérard, recevra la vie à son tour cinq ans plus tard, en 1940. Il porte en version française le prénom francisé de son oncle né en 1906, deux ans plus tôt que sa mère, Gehard.
9) Pour avoir de quoi vivre. Julien, après un assez bref stage de formation pédagogique adapté à Paris, seulement quinze jours, en 1947 (Il en revient avec un tas de bouquins, dans lesquels il se plonge consciencieusement.), est admis à enseigner le polonais, ce qu’il fait à Wittenheim déjà de 1935 à 40. Il ne se destinait pas à l’enseignement, et il entame cette carrière uniquement par nécessité alimentaire. Parmi les moniteurs de polonais en poste dans le bassin, il sera le seul à avoir exercé en partie avant la guerre, et en partie après. Une particularité qu’on a retenue de sa période d’avant-guerre est que certains militants de la CGT de Théodore ne l’appréciaient pas beaucoup…
10) Pendant l’Occupation, pour quatre ans, après une étape par Bagnières de Bigorre (département des Hautes-Pyrénées), après la folle déroute militaire de Dunkerque, subie aussi bien par le général polonais Anders et ses soldats, lesdits « Andersoki », traduisons aujourd’hui en franglais par « Andersboys » le ménage des Lorens se replie en zone libre à Salies-du-Salat (département de Haute-Garonne, chef-lieu Toulouse) où Julien gagne sa vie comme garçon de ferme dans l’exploitation agricole d’un dénommé Kant (comme le philosophe ? orthographe à vérifier).Notre enseignant bénéficie aussi d’un laissez-passer, d’un sauf-conduit (délivré par qui ?) avec lequel il a mission de « consultant »; dans la réalité, il fait alors l’agent de liaison entre les différents foyers polonais de la zone, afin que la flamme pour la mère-patrie ne faiblisse pas. Les Lorens sont considérés comme des sortes de clandestins, de maquisards, avec ce que cela comporte d’incertitude du lendemain.
11) Banalement revenu dans le Bassin après la capitulation allemande, Julien retrouve son emploi d’enseignant aux Mines, et il s’installe 9 rue des Vosges à Wittenheim-centre, dans un logement de fonction, qui a été le siège local de la Gestapo, rien que ça ! Pour voisine, sise, au n°11, il a l’entreprise de construction bien connue de sympathique coloration italienne Colombina (voir son « château »-« chef-d’œuvre architectural » à Wittenheim-Jeunes bois, route de Soultz, près du stand de tir).
12) A partir de ce début d’après-guerre, Léonie est employée de bureau et bonne à tout faire surexploitée sans ménagements à la filature de Malmerspach, autrement dite Sclumpf (ceux du musée, oui, oui), recommandée au directeur, ou sous-directeur, de l’usine André Milly. Elle avait plus tôt commencé à Besançon des études d’infirmière, qui n’ont pas abouti.
13) Un carrefour polonais. Rue des Vosges, le domicile des Lorens est une ruche, le point de ralliement des Polonais des alentours. Julien est traducteur-juré assermenté, expert (de quoi ? le terme est un peu galvaudé, non ?) auprès des tribunaux. C’est là qu’intervient le prodige : au contact de son époux, Léonie s’est, en partant de rien, forgé une extraordinaire connaissance de la langue polonaise. Sa belle-fille (ou bru), l’épouse de Marcel, l’atteste : « Elle parlait, lisait et écrivait le polonais comme une vraie Polonaise ! » Dans la communauté, ce qu’officialise ici ledit Marcel n’est qu’un secret de polichinelle, dont on aime s’amuser, et auquel la popularité du couple Lorens doit beaucoup : « Maman faisait tous les papiers, et papa signait. », ce qui signifie qu’elle traduisait, en lieu et place de son mari, et mieux que lui. Il n’y a pas en fait à s‘en étonner : il doit traduire du français, ou en français, or sa connaissance de cette langue est incomparablement inférieure à celle de sa femme. C’est ainsi que cette Alsacienne devient une grande figure pour les Polonais, ils savent pouvoir compter sur elle. Marcel ajoute : « Les samedis et dimanches, la maison ne désemplissait carrément pas. Untel voulait un document pour émigrer au Canada (Parmi ceux qui ont fait ce choix, il y en a eu un fameux, un unique, le sculpteur sur bois Thadée Obidniak, lié à la basilique de Thierenbach.), tel autre venait préparer sa naturalisation, un troisième faire valider des états de service pour sa retraite, tel autre encore avait besoin d’un acte de naissance, etc… Les Lorens recevaient et rendaient service à tout le monde, jouaient suivant les besoins les assistantes sociales, les conseillers administratifs voire juridiques, les écrivains publics, bien au-delà du seul service interlinguistique étroitement entendu. Un des personnages locaux déjà marquants à se montrer souvent à la « permanence » est Paul Amen, le dirigeant sportif qui fait la promotion du football de l’US Wittenheim, expansif, sonore, sympathique à tous et avec tous, trop tôt disparu, que j’ai encore bien connu comme correspondant du quotidien « L’Alsace », que nous avons été l’un et l’autre.
14) La politique 1 : elle, mendésiste. Léonie n’est pas seulement une bonne fée pour les Polonais, elle est aussi une militante politique du Parti radical mulhousien dans le sillage du président Pierre-Mendès-France, qui tient meeting dans la salle des fêtes de la rue des trois rois, à Mulhouse justement ; dans l’organisation, elle est recherchée, particulièrement pour sa compétence de sténographe, qui lui permet de noter à la vitesse de l’énonciation. Julien suivait sa femme, suivait le mouvement, sans ressentir de besoin de s’impliquer plus. Lors d’un congrès du parti à Paris, plutôt que d’écouter patiemment les habituels discours, il préfère aller se divertir au célèbre cabaret du « Moulin rouge », donnant ainsi préséance au tourisme sur la politique, ce qui est révélateur au moins d’un certain esprit de relativité.
15) En 1951(ou 50 ?), en conséquence d’un héritage, Julien et sa femme décident d’accéder (avec dix ans d’avance sur les « pionniers »-propriétaires de la seconde génération) à la propriété immobilière et quittent Wittenheim pour s’installer à Kingersheim (68260), dans un pavillon, 3 rue Roedlen, où ils sont voisins des établissements du bâtiment Latuner, très connus à la ronde.
16) Julien ne termine pas sa vie d’employé des Mines domaniales de potasse d’Alsace comme moniteur de polonais. Il est reversé au bureau de paie du carreau de Wittenheim-Fernand. Il se trouve qu’il n’est pas présent sur les lieux au moment du hold-up armé et mortel du bureau de paie de sa Division, le 15-09-60, car, par chance, il est en congé de maladie. Suivant la règlementation alors appliquée aux personnels bénéficiant du statut d’Etam, il prend sa retraite règlementairement à cinquante-huit ans, en 1961.
17) Lorens a pour successeur une demoiselle originaire de la cité Wittenheim-Ste-Barbe, Lidia, née Patla, (Wilk ?) veuve Schirmer, épouse en secondes noces Kuliberda, connue de toute la communauté polonaise sous le simple nom de « Pani », ou « Madame ». Pour en savoir plus à son sujet, on se reportera à mon évocation ad hoc sur ce blog.
18) Après la Libération, Léonie, considérée comme allemande pendant l’Occupation, obtient sa réintégration de droit dans la nationalité française. Elle ne sera jamais polonaise « sur les papiers ». Il lui suffit d’œuvrer pour la communauté immigrée par amour des gens, et de l’homme de sa vie ! Elle est déjà cardiaque, et ce qui n’arrange rien, elle fume comme un sapeur, ainsi que son mari du reste ; à cette époque, la tabagie est le signe distinctif de la femme moderne, eh oui, on n’en a pas fini des cigares de George Sand, seulement un siècle plutôt, que la société évolue vite quand même ! Cette bosseuse, qui ne compte pas ses heures, souvent payée en nature, rentre avec pour tout salaire…une bouteille de vin, et rien d’autre.
19) En 1948, l’instituteur obtient rectification de l’orthographe de son nom : le s final actuel est consacré, à la place du c final avec accent aigu ; à la fin du nom on dit donc ts, comme dans tsouin-tsouin.
20) La politique 2 : lui, gaulliste. Dans sa vie d’électeur français, le « maître » de polonais, d’inclination originelle radicale-socialiste, se situe mendésiste sous la IVème République, et gaulliste sous la Vème, aimant les chefs de file qui se soucient d’éthique. Sur le plan local, il se sent donc naturellement compagnon d’un autre homme issu du monde de l’éducation, Antoine Gissinger, adjoint puis maire de Wittenheim, conseiller général de ce canton, et député gaulliste de la circonscription dite de Mulhouse-Campagne, législateur réputé plus d’une fois le plus actif du Palais-Bourbon.
21) De la distance. Suivant le modèle habituel, que Lorens permet de vérifier, l’instituteur polonais n’a pas beaucoup d’atomes crochus avec le prêtre polonais de son secteur. Deux coqs dans un seul poulailler, vous savez ce que c’est… Mais, comme tous ceux qui avaient alors un tant soit peu de sang polonais dans les veines, en octobre 78, Julien avouera ressentir une certaine fierté lors de l’élection d’un compatriote à la papauté, malgré sa distance, de principe, par rapport au clergé.
22) Marcel, et Marcel papa. Le fils aîné du « maître », né au 2 rue de la rose de la cité Fernand-Anna, dès ses dix-huit ans en 1953 commence une carrière militaire dans la Marine nationale, et se marie avec Denise Yvonec, d’origine bretonne. De leur union, sont issus cinq enfants, quatre filles et un fils, Cédric, par malheur décédé de leucémie dès ses vingt-sept ans, en 2007. Voici donc ainsi Julien et Léonie grands-parents.
23) Marcel, et… De Gaulle ! Marcel laisse Mendès à sa mère. En 1955, vers la mise en sommeil officielle du RPF » (ou Rassemblement du peuple français), De Gaulle lors d’une visite, avec bain de foule, apostrophe Gérard sur la place de la Réunion à Mulhouse, devant la bien connue librairie « L’Union » : « Il vous manque quelque chose sur la tête, matelot ! » Ce quelque chose, c’était son pompon rouge, que « Marcelino » venait de se faire piquer par une jolie fille, arraché au sommet de son bob, pardon, de son bachi, puisque c’est le nom exact du couvre-chef règlementaire du marin français, connaissiez-vous ce mot ? L’homme du 18 juin qui s’adresse personnellement à vous, quel moment, quand même, dépassant toute l’imagination possible d’un jeune bidasse tout ce qu’il y a de plus ordinaire !
24) D’autres choses sur Marcel. Marcel peint aussi, en amateur, surtout des marines, ce qui, somme toute, venant d’un ancien de l’aéronavale, se comprend sans peine… Et, surprise, notre homme, comme mon grand-père maternel, est un fan du ténor opératique polonais Jan Kiepura, qui, surtout entre les deux guerres, a connu des succès certains dans le grand répertoire, sur un certain nombre de scènes lyriques réputées. Marcel, qui revendique avoir eu, jeune, de la voix, se souvient encore de son solo aux paroles polonaises compliquées, qu’il me rechante, et qu’il a entonné à la fête de la Constitution à Théodore en 54 : « Quand j’ai eu fini, tout le monde avait les larmes aux yeux. », souligne-t-il, avec, devinez quoi ? les larmes aux yeux lui-même…
25) Gérard, la fibre sociale…aussi. Le second fils, entame des études au collège Lambert de Mulhouse, à onze ans, normalement, en 1951. Après avoir travaillé pour le régime général de la Sécurité sociale, il sert l’essentiel de sa vie professionnelle à Mulhouse, à la SSM (Société de secours minière), où il s’occupe des retraités, d’abord rue du Ballon, puis quai d’Isly. Sa période d’activité s’étend de 1958 à 2000, soit quarante-deux ans, de ses dix-huit à soixante ans. Semblable à sa mère, il rend souvent service aux Polonais qui viennent chez lui désorientés pour effectuer leurs démarches ; il ne les abandonne pas à eux-mêmes, il les guide, au-delà de ses obligations de service bien entendu, et bénévolement : les ouvriers ont alors encore besoin de beaucoup d’assistanat administratif.
26) Parole d’ancien élève. Interrogé par nos soins, un ancien élève de Lorens, à l’avis fiable, François Kutermak ( né en 47, fils d’un vice-président défunt des anciens combattants polonais de Wittenheim), nous portraiture M. Julien comme un homme bienveillant, peu autoritaire, accommodant, endurant, soucieux de laisser ses élèves, des enfants encore quand même, respirer, bouger, s’exprimer, évitant d’exercer sur eux des contraintes qu’il jugeait prématurées, un libéral, quoi ( pour cesser de tourner pesamment autour du pot) !
27) Vues contradictoires. Marcel, le fils aîné de Julien, nous rapporte un autre son de cloche, moins sympathique pour le maître. Il s’est entendu dire : « On n’apprenait rien avec ton père », et ajoute : « Pour échapper au cours, on a même vu des élèves se sauver par les fenêtres de la salle de classe, et mon père ne faisait rien. » Et, de manière absolument contradictoire (en apparence seulement peut-être), il affirme ensuite, et répète, de manière ferme : « Mon père était sévère. » Alors, quelle est la vérité ? J’avance, en ex- professionnel : les deux peuvent être avérées, c’est selon, tout enseignant peut être tantôt le rigoriste d’untel, et le laxiste de tel autre ; ces appréciations contraires coexistent, étant dans la nature de toute opinion publique. Ensuite, je sais que les collègues n’ont pas été, à une certaine époque, à peu près quand Julien part à la retraite, si rares à exercer sur leurs enfants une sévérité qui leur était interdite sur leurs élèves…
28) Les cours sabotés. Julek-Jedrze : objectivement, même combat, j’en ai été témoin. Quand j’étais à l’école primaire (6-11 ans), à Wittelsheim-Amélie 1, j’ai vu des élèves du cours de polonais du père Jedrze causer de toutes les façons possibles du désordre dans la classe jusqu’à ce que le maître renonce purement et simplement à faire cours, car c’était alors pour lui la seule manière de ramener le calme. Il faut bien comprendre quelle était la situation. Les chahuteurs venaient à cette classe à contre cœur, considérant que l’heure hebdomadaire de polonais les empêchait de faire « étude », c’est-à-dire leurs devoirs d’enseignement obligatoire, comme les autres soirs, car, au même moment, l’instit « français » encadrait pour ce faire les autres élèves, comme d’habitude. L’enseignement du polonais étant ressenti comme importun par une grande, trop grande, partie du public auquel il était proposé, le moniteur se résignait à être réduit à la condition de surveillant de garderie (ce qui au demeurant n’était pas le plus épuisant non plus). Il se résignait parce que le maintien de son poste dépendait du bon vouloir des parents, libres d’inscrire ou non leur enfant à « l’école polonaise ». Donc, déjà au début des sixties, bien avant le libertaire (mais libérateur ?) mai 68, le prof était contraint de courber l’échine devant la dictature de l’usager. Le maître est un serviteur, en vérité, je vous le dis… et ainsi l’ignorance triomphe, et non la culture, comme le dit Vargas Llosa, prix Nobel. Est-ce que cette concurrence entre l’heure d’étude et celle de polonais était fortuite ou délibérée ? La question mériterait d’être creusée… Comment a-t-on pu laisser les moniteurs de polonais, maltraités, humiliés, déclassés (voilà le grand mot) en butte à tant de difficultés, pour simplement faire le mieux possible leur job ? Ils apportaient le savoir, et ce savoir était rejeté, sauf par une bien minuscule minorité.
29) En 1968, le couple Julien-Léonie vend son pavillon de Kingersheim à l’entreprise voisine de construction Latuner, qui a besoin de s’étendre. Il s’installe alors dans une nouvelle propriété à Sausheim, 11 rue des lilas.
30) Le Gérard contracte en 1975 mariage avec une Polonaise en Pologne. Son fils Dominique est né en 1964. Il fait un mariage mixte à l’inverse de celui de son père, l’un Français uni à une étrangère, l’autre étranger uni à une Française.
31) Une petite-fille. La fille de Marcel, Anita, née en 57, donc comme moi de la troisième génération, exerce une profession paramédicale. Avec une franchise entière, solidement assumée, elle se refuse à tresser avec la plupart des couronnes de laurier à son grand-père ; le souvenir qu’elle garde de lui n’est pas positif, car dans la sphère privée, familiale, sur le tard, il était pour le moins difficile à vivre… Et, sans doute avec une dose de féminisme, elle enfonce son clou : «Mon grand-père ne serait jamais devenu celui qu’il a été sans ma grand-mère. » Et pas seulement dans le domaine-phare de la traduction, mais dans la vie sociale en général.
32) Puisque nous y sommes, profitons-en pour citer ici d’autres traducteurs-jurés des Polonais, comme Casimir Siwiec, de Mulhouse, d’origine scoute, Ciurusz, de Bollwiller, très requis, très impliqué dans les relations avec la Pologne rouge des années soixante-dix, ce qui posait à tort ou à raison problème (allez, sans ambage, la question est : peut-on traiter avec les cocos sans se compromettre avec eux ? Suivant la réponse choisie, l’intéressé était diversement considéré ou déconsidéré…) On se gardera d’omettre César Kuliberda, établi dans l’import-export avec la Pologne, notamment habitué de la fameuse Foire-exposition commerciale internationale de Poznan (all : Posen), dans l’ouest du pays, et qui pendant une longue période s’est tenue au mois de juin ; César, comme sa femme monitrice, était titulaire de la matura, le bachot-bac polonais. Lidia aidait fortement son mari, paraît-il, comme Léonie : un même cas de figure se serait d’une certaine manière reproduit, une génération plus tard. Et dans la poignée de Polonais installés à Guebwiller, on a eu un M. x qui, comme on disait au moment des naturalisations « faisait les papiers », tout comme on y a eu, je passe du coq à l’âne, Jerzy, le tailleur, qui avait des clients à Bollwiller, et faisait avec eux du troc : file-moi x litres de gnole, et j’te taille un costard (au sens propre).
33) Julien décède en mars 1989, dans sa quatre-vingt- septième année. Il est inhumé au cimetière nord de Kingersheim (carré E, rangée 4, emplacement 8). Marie-Léonie le suit dans la tombe, de la « famille Arnold-Nilly », le 27-09-89, dans sa quatre-vingt-deuxième année, seulement six mois après lui.
34) Une stature. Julien Lorens, au printemps 82, s’exprime verbalement pendant quelques secondes sur son parcours dans le précieux docufiction de Gilles Combet et Lew Bogdan « Fragments d’exils », précisément dans la scène du banquet de Cernay. Ce court laps de temps suffit cependant à faire percevoir un homme de stature certaine, un homme qui avait de la présence, avec une voix grave et puissante de quelqu’un qui avait l’habitude de se faire écouter, qui a constitué un point de repère, une autorité ; il était « celui qui savait » les choses : quand il vous accordait son attention, vous vous sentiez honoré.
35) Légendes des illustrations photographiques. Voici une série de très beaux clichés, inespérés ; ml signifie albums marcel lorens (n°1 à 6), jch = jean checinski (n° 7, 8, 9), fsz (n°10) étant puisé dans ma doc perso ; on a mis d’abord des vues qui reflètent la vie privée, puis la vie professionnelle ;
- a) julien à 29 ans, en 32, carte de correspondance dédicacée par lui « à mon cher wladek » ;
- b) léonie vers ses 50 ans ;
- c) pour le sommaire de notre blog, le couple lorens fête ses noces d’or, à Sausheim, les 06-07 janvier 84 ;
- d) marcel fils aîné, avec son épouse (tirage de juin 98) ;
- e) gérard, fils puiné, militaire (studio albert à perpignan) ;
- f) julien et léonie, assis au milieu, marient leur fils marcel marin ; à droite des mariés, debout, Mme Scherfer, collègue « monitrice » de polonais de julek ;
- g) lorens avec une de ses classes de filles de l’école de la cité fernand-anna, dans les années 50 ;
- h) lorens avec Mme Niewiadomy et ses danseurs folkloriques de fernand-anna en 53 ;
- i) lorens, au premier rang, le plus à gauche, en 1954, au 30ème anniversaire de l’association « Oswiata ».
- j) lorens en visite au camp scout polonais à urbès ,1er assis à droite avec les notables alsaciens locaux, dans les années 50 ; en arrière-plan le joli petit village.
36) Des recherches généalogiques ont été faites sur la famille de Léonie, par Madeleine Arnold-Tétard, 27 avenue des promenades 27190 Cauches en Ouche, tél 0613744862.
37) Terminé de rédiger, par fsz, le lundi de Pâques, 13-04-20 ;
dans la tradition polonaise, ce jour est celui du « dyngus », ou fête de « l’aspersion », où le rite consiste à s’arroser les uns les autres, d’eau, ou d’autre liquide, agréable, comme de l’eau de Cologne ; des excès, bien entendu, se produisent, et on voit ce qui doit être en principe comme une bénédiction profane de printemps dégénérer en véritable douche, blagueuse, à grands seaux…froids ; augmenté le dimanche 21-02-21 ; matériel protégé par le droit d’auteur (loi française du 11 mars 1957).
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