e II – Les Polonais et le Travail
« Ici le Polonais est un nègre blanc. »





1) Dans son organe d’information (et de propagande ?) « Naprzod » (fr : « En Avant »), « traduit du polonais », le 12-03-1930, la »Filja » de Mulhouse publie, en sept pages A4, une forte « enquête » intitulée « Comment vivent les ouvriers polonais en Haute-Alsace. »
2) On prendra connaissance ci-dessous du texte dans son intégralité, à la faveur d’une nouvelle saisie par nos soins, pour plus de confort de lecture, l’original, que nous tenons de René Giovanetti, en particulier guide judicieux du « Groupe Rodolphe » et auteur de référence sur l’histoire du Bassin potassique, étant constitué par une assez ingrate photocopie (ce qui est déjà beaucoup !) bleue ronéotypée sur photocopieur à alcool.
3) La mention « ndl », ou note de l’éditeur, annonce les remarques que nous faisons au fil de la lecture.)
4) « La filiale de l’Union des Ouvriers Polonais à Mulhouse (ville située en Haute-Alsace) s’est livrée à une enquête au sujet des conditions d’existence des ouvriers polonais de cette région. Nous reproduisons ci-dessous, en l’abrégeant quelque peu, les résultats de l’enquête en question. LA REDACTION
5) Dans l’agriculture et dans les mines.
Il y a actuellement en Haute-Alsace environ 20.000 Polonais (voir notre note a), à la fin de ce texte). Une partie d’entre eux est occupée dans l’agriculture, une partie dans les usines, mais l’immense majorité travaille dans les mines de potasse. La situation des ouvriers agricoles est, dans l’ensemble, peu favorable, les salaires très modestes : de 400 à 600 Frs. par mois (1 fr. = 35 groszy). Les ouvrières isolées sont très souvent exploitées ; pour la moindre bagatelle on leur retient deux ou trois francs. Elles doivent travailler aux champs depuis l’aube jusqu’au crépuscule et, le soir arrivé, doivent encore effectuer obligatoirement certaines tâches domestiques. Il arrive souvent que le Dimanche même, elles n’aient pas la certitude de pouvoir se reposer.
Le logement des ouvriers agricoles ne satisfait pas aux conditions élémentaires d’hygiène : les chambres sont étroites, avec de petites fenêtres, souvent situées dans la soupente de l’écurie ou de l’étable.
Les usines emploient davantage de Polonais que l’agriculture. La première place au point de vue de l’effectif de la main d’œuvre polonaise est détenue par MULHOUSE ; viennent ensuite COLMAR, GUCHWILLER (ndl : comprendre : Guebwiller), WITTENHEIM. Dans les usines métallurgiques et textiles, les salaires ne sont pas élevés ; ils sont particulièrement bas en ce qui concerne les ouvrières. Alors qu’un homme peut gagner de 20 à 30 frs., la femme n’atteint que 15 à 25 frs. par jour. Certaines usines ne réservent absolument aucun logement à leur personnel masculin et féminin, d’autres fournissent le logement, mais seulement si leur personnel est nombreux. La majorité des ouvriers sont obligés de louer pour leur compte une chambre n’importe où, moyennant un prix élevé : 60 à 100 frs. par mois.
6) Les enfants polonais parlent patois alsacien.
Le salaire du père n’est pas suffisant pour entretenir la famille ; la femme doit travailler. L’éducation des enfants se fait soit dans la rue, soit dans quelque patronage alsacien privé. Quand une famille polonaise s’installe dans un milieu de ce genre pour une longue durée, les enfants cessent de comprendre et de parler le polonais ; leur langue « maternelle » devient le patois alsacien. L’absence des crèches et des foyers polonais est une calamité pour le « Polonisme » (ndl : moi, je dis plutôt « polonité ») des familles résidant dans la région. Il existe bien à Mulhouse une protection polonaise confiée à une directrice, laquelle ne peut toutefois s’occuper de la jeune génération, obligée qu’elle est de donner, au bureau, des renseignements aux ouvriers qui viennent en demander.
Le plus grand nombre des Polonais travaillent dans les mines de potasse aux environs de MULHOUSE. Leurs salaires, à parler chiffres, sont plus élevés que dans les usines ; les intéressés gagnent de 29 à 35 frs. par jour, mais les conditions de travail sont insupportables. Dans les Mines Domaniales, WITTENHEIM, STOFFENFELDEN (ndl : lire Staffelfelden, avec un a, et non un o ; avec en outre un l médian, et non un n ; il serait intéressant de savoir ce qui a causé ces fautes d’orthographe.), la température ne dépasse pas 40°, alors que dans les compagnies privées : STE-THERESE, BOLLWILLER, ENSISHEIM (ndl : le nom de la seule compagnie privée en cause est pris pour un nom de commune, visiblement la connaissance du « terrain » par les enquêteurs est assez incertaine), elle monte à 50° pour les dépasser même, à une profondeur de 1.200 mètres.
Il convient de signaler que, bien que les conditions de travail soient variées, le salaire est uniforme ; bien plus, les compagnies privées emploient, en majeure proportion, des ouvriers qui ne touchent que le minimum de 29 Frs.
7) Les Alsaciens n’aiment pas les Polonais.
En dépit du bas salaire et des conditions pénibles, les Polonais ne sont pas bien traités au travail ; les postes de chefs de chantier et de piqueurs sont, en effet, confiés à des Alsaciens. Les Français sont très rares. Pénétrés de la mentalité allemande, les Alsaciens se comportent de manière hostile vis-à-vis des Polonais et pour des prétextes insignifiants punissent les nôtres d’amendes de 5 – 10 à 15 Francs et même les frappent.
Pour les familles, les compagnies ont bâti des maisons et pour les célibataires ce qu’on appelle des cantines.
Il est entendu, en principe, que chaque famille recevra une cuisine, trois cahmbres (ndl : lire « chambre »s », évidemment) et un petit jardin, mais en pratique, il en va tout autrement. A peine quelques familles par colonie (ndl avec le temps, le mot « colonie », de plus en plus perçu comme connoté péjorativement, a été remplacé par celui de « cité » ; ce qui peut faire ricaner, aujourd’hui, car maintenant c’est ce ce mot-là qui est mal perçu, ressenti comme dévalorisant, humiliant, discriminatoire, etc.) ont à leur disposition trois chambres et une cuisine ; plus généralement les trois chambres et la cuisine sont occupées par deux familles (ndl : mes grands-parents paternels ont en effet connu cette situation à Bollwiller avec les Spempien, dont un fils sera ensuite président des anciens combattants polonais de Wittenheim) ; très souvent enfin, notamment dans les colonies privées, chaque famille ne dispose que d’une seule chambre où elle mange (où elle mange, dort et fait sa cuisine). Les résultats en sont lamentables. De tels logements ne comportent pas d’entrée séparée ; chacun passe par le logement du voisin, d’où discussions et disputes. Autres malheurs : la démoralisation, lorsque les familles sont confondues, ce qui explique que très souvent elles se dissocient (ndl : peu clair, « dissocient » veut-il dire « se séparent » ?).
8) C’est dans les compagnies privées que la situation est la plus mauvaise.
Au point de vue du logement, on peut constater une différence entre les compagnies privées et les mines domaniales. Sur le territoire des concessions des mines domaniales, les maisonnettes sont plus confortables, bien que le loyer soit inférieur de 50% souvent au loyer payé dans les colonies des Mines privées. Ici : 30 frs, là : 50 Frs. par mois.
Dans les colonies appartenant aux mines domaniales, il existe, à côté du logement proprement dit, des annexes où on peut élever des animaux domestiques, porcs, oies, poules, etc. La femme trouve ainsi à s’occuper dans des travaux domestiques et n’a pas besoin de chercher du travail quelque part à l’usine. A BOLLWILLER & ENSISHEIM par contre il n’y a aucune annexe : il serait difficile d’y garder même un chien.
Les mines domaniales fournissent gratuitement les lits, les tables ainsi que quelques chaises. Si quelqu’un désire davantage, elle (ndl : elles) le lui procurent moyennant une petite redevance.
9) Pour une baraque de planches, l’ouvrier polonais paye 80 Francs.
Les compagnies privées offrent ordinairement en guise de logement : un abri fait de planches assemblées, une paillasse au lieu d’un matelas, une table et deux tabourets ; pour le tout, elles exigent le versement d’une somme élevée : 80 Frs, par exemple, pour la baraque.
Les célibataires logent dans les cantines. Une toute petite pièce sert de logement à quatre ouvriers ; bien plus dans certaines mines une seule chambre est occupée par huit ouvriers. Afin de pouvoir les tasser, on a imaginé de faire deux étages de lits. Abstraction faite d’autres inconvénients, pareille façon de procéder est surtout incommode du fait que le travail à la mine s’effectue par équipes (ndl : a-t-on dit ici « équipes » au lieu de « postes » ? hypothèse renforcée par la suite du texte). Pendant que les uns se reposent, les autres rentrent de leur travail ; ils sont alors forcés de sauter en l’air pour attraper leur lit, réveillant ainsi leur voisin. En outre les fenêtres n’ont pas de persiennes ; leur absence se fait surtout sentir l’été, pendant les chaleurs. Harcelé par la fièvre pendant son travail à la mine, l’ouvrier l’est encore dans sa chambre. Cette fièvre continuelle et cette transpiration provoquent la soif et incitent à boire. On étanche sa soif avec de la bière, du vin, etc…. (ndl : un point en trop, encore une faute de frappe) L’accoutumance aidant, les hommes les plus sobres deviennent vite des ivrognes.
10) Absence de distractions intellectuelles pour la jeunesse.
Dans les cantines habitent principalement des jeunes. Si on leur offrait quelques distractions utiles, comme un terrain de football, un parc de promenade ou des ressources intellectuelles telles que de lecture, bibliothèque, etc… on pourrait en détacher un plus grand nombre de l’estaminet et leur épargner ainsi la dilapidation d’un salaire péniblement gagné. Mais l’ouvrier, sorti de la cantine, n’a pas autre chose à faire que de se rendre au cabaret. Le salaire du Polonais enrichit l’indigène, cependant que le premier perd son argent et sa santé.
Facteur important dans la vie des colonies sur le territoire des compagnies privées : le travail des femmes en dehors de la maison. Ne pouvant exercer son activité dans des travaux domestiques tels que l’élevage d’animaux domestiques, la femme est obligée de chercher du travail à l’extérieur.
Une petite partie d’entre elles travaille dans les moulins à potasse, qui se trouvent aux abords des puits de mines. Les autres doivent franchir 9 ou 18 km en autobus ou dans le train pour arriver à leur usine d’emploi. Elles quittent la maison à 6 heures du matin et ne rentrent le soir qu’à 8 heures, presque toute la journée elles sont dehors. Les enfants font eux-mêmes leur éducation soit à la maison, soit dans la rue. Il se produit souvent que les enfants tombent de la table ou de l’escalier, ou encore par les fenêtres ; des Sociétés de protection dans les colonies sont une nécessité.
11) La femme n’est pas pour le mari ; l’école n’est pas pour les enfants.
On a bien créé des écoles polonaises à BOLLWILLER à ENSISHEIM mais l’école d’ENSISHEIM, par exemple, est éloignée de 2 Km et demi de la colonie. L’accès par la route boueuse est tellement difficile qu’il ne saurait être question pour les enfants de s’y rendre en hiver.
Les mères (n’ont pas) non plus ne peuvent s’occuper des enfants, puisque dès l’aube jusqu’au soir, elles travaillent en dehors de la maison.
L’ouvrier est considéré uniquement comme un instrument de travail ; hors le travail, on ne s’inquiète ni de ses conditions d’existence, ni de ses besoins.
Non seulement les capitalistes mais encore les organismes officiels et municipaux exploitent l’ouvrier en Alsace. Le Polonais paye l’impôt communal et départemental, mais les Administrations intéressées ne veulent offrir aucune protection à l’ouvrier. Elles ne versent aucune allocation pour les familles nombreuses et refusent de supporter les frais afférents au traitement en cas de maladie des membres de sa famille. La préfecture interdit au polonais (ndl : et la majuscule ?) d’ouvrir une boutique et de s’occuper de commerce. Ici le Polonais est un nègre blanc.
Des organismes comme l’Association des Allocations Familiales, aidés par les exploitations minières et industrielles, ne veulent pas verser d’allocations pour les enfants de l’ouvrier qui travaille ici et dont la famille est restée en Pologne. En outre, les compagnies s’efforcent de faire venir principalement les ouvriers seuls, les forçant ainsi à laisser leur famille en Pologne. Ensuite l’introduction des familles rencontre de grosses difficultés et dure des mois entiers. Des difficultés et points épineux nous obligent à nous adresser aux autorités polonaises afin qu’elles interviennent auprès des autorités françaises dans le sens d’une amélioration de notre triste situation en Alsace. »
Notre note a)
Dans son ouvrage en polonais de 1964, intitulé « Polska emigracja zarobkowa we Francji 1919-1939 « (fr : « L’émigration polonaise de subsistance en France 1919-1939 » ; aujourd’hui, pour « de subsistance » on se contenterait je pense assez facilement de traduire par l’adjectif « économique »), paru aux éditions « Ksiazka i Wiedza », Warszawa (fr : « Livre et savoir », Varsovie, Halina Janowska publie une carte de France, insérée entre les pages 128 et 129, où elle signale le département du Haut-Rhin comme comptant, d’après des données de 1931, entre 5.000 et 20.000 Polonais ; c’est-à-dire que les Polonais y sont relativement peu nombreux ; notons d’ailleurs que la fourchette indiquée est large, sans doute même trop, pour vraiment rendre compte de manière tout à fait satisfaisante de la réalité : en effet, jusqu’à quatre fois le chiffre-plancher, quelle marge d’approximation !) Moralité : il vaut mieux accueillir les chiffres démographiques avancés à l’époque, par les uns ou les autres du reste, avec une élémentaire prudence (D’ailleurs, c’est bien connu, il ne s’agit pas tant de surveiller les chiffres en eux-mêmes que ce qu’on leur fait dire.).
12) Mon commentaire du texte:
Ah , « Germinal » !
si tu nous lâchais un peu…
a) Première des choses : on voudra bien mettre le texte ci-dessus maintenant commenté par nous en relation (de cause à effet, sûrement) avec notre article, disponible sur ce blog, sur « La révolte des Polonais contre KST » (ou les mines de Kali-Ste-Thérèse), avant guerre ; il est évident que l’enquête de la Filja-Mulhouse a constitué un brûlot, de première force, de première virulence, dans la fronde des immigrés contre l’employeur privé (On remarque du reste que la comparaison avec les Mines domaniales tourne toujours à son détriment, que cette comparaison sert toujours à « enfoncer » KST, et sans appel.).
b) Jusqu’où Mme H. Vaillant, une Polonaise mariée à un capitaine français (sur sa carte de visite : depuis novembre 1928 « Chef de la Protection polonaise (pol : « Opieka polska ») à Mulhouse, 9-11 rue des Tanneurs) a-t-elle influé sur la rédaction, elle qui, a-t-il été lourdement insinué, n’avait en tête que de jeter de l’huile sur le feu, contre les méchants oppresseurs de ces pauvres ouvriers (et ouvrières, qui ne sont pas en reste ; elles sont tellement présentes qu’on en finirait presque par croire qu’elles travaillent plus que les hommes.).c) Deuxième des choses : on ne s’émancipe pas comme on veut par rapport au grand archétype minier constitué par le roman « Germinal » (1885) de Zola, qui semble vouloir obstinément, comme par déterminisme, rester pendu aux basques de tous ceux qui veulent évoquer les entrailles de la Terre, et les richesses que les hommes harassés en remontent à leurs risques et périls.
d) Le texte est exprimé, ou à tout le moins traduit, dans un style inégal, tantôt dans registre de langue étonnamment soutenu (car les auteurs ne sont pas forcément rompus à l’art du bien dire), qui contraste avec des formulations plus frustes, voire floues, approximatives. Et dans cette option relevée, la distance n’est pas tenue : le discours ne tarde pas à s’enfoncer dans l’ornière du rabâchage (c’est bien connu, quand on a rien de neuf à dire, on radote, yaka voir comme on meuble du temps d’antenne sur les chaînes télé d’info en continu à coups de répétitions.).
e) L’enquête de la Filja-Mulhouse nous ressert l’essentiel des poncifs, clichés et lieux communs, usés jusqu’à la corde, sur les mineurs, hérités des débuts, violemment oppressifs beaucoup plus qu’il n’aurait fallu, de la société industrielle. Quel misérabilisme (Pompidou disait : « Je me méfie des « ismes »… ») que celui du prolétariat (au sens étymologique, marxiste, constitué par ceux qui n’ont d’autre richesse, à leur arrivée, que leurs enfants, et leur force physique de travail à vendre) polonais immigré, excessivement exploité, et qui cherche, légitimement, à améliorer sa condition d’abord matérielle, et ensuite morale.
f) Ah ça ! on enfonce dans cette prose (rose) un sacré coin au discours louangeur (qui a encore ses héritiers et adeptes, attardés ? aujourd’hui) sur l’avant-gardisme social du patronat minier, en réalité corseté dans un paternalisme étriqué et réactionnaire. Ceux qui s’extasient des logements avec wc à l’intérieur, électricité et eau courante (tout cela, évidemment que c’étaient des avancées du niveau de vie) repasseront, car ici cela ne suffit pas à faire tout un bonheur, toute une douceur de vivre, il s’en faut, et pas d’un peu.
g) Autant qu’une liste de constats, le texte constitue un cahier de doléances, ou, pour dire la même chose autrement, il n’est pas seulement descriptif mais du même coup revendicatif. Reprenons l’essentiel de la compilation: les salaires sont insuffisants, les conditions de travail trop pénibles, le logement pose problèmes (exiguité, suroccupation (en effet, pendant un temps à Kali Ste-Thrèse, le rythme des constructions ne suit pas celui des embauches), promiscuité, exposition aux fortes chaleurs, brimades, sanctions financières, discriminations, xénophobie, actes de violence physique, maintien du Polonais dans les emplois subalternes, le mode vie pousse les Polonais à boire, l’employeur limite les coûts sociaux et en particulier ce qu’on appellera bienplus tard, surtout sous la présidence de Giscard, le controversé « regroupement familial », etc…
h) L’originalité du rapport, car il y en a quand même une, consiste dans la déploration de la dépolonisation rapidissime de la seconde génération de ces immigrés ; c’est la première fois que je vois faire état si tôt, -en 1930 on est à peine cinq ans après les débuts de la vague migratoire- du recul du polonais comme langue principale, usuelle, quotidienne chez les enfants, « submergés et contaminés » par le dialecte ambiant, de la rue ; or le phénomène est fatal, et commence dès qu’on met le premier pied hors de Pologne, c’est-à-dire dès les premiers instants du déracinement, dès que le polonais cesse d’être la langue dominante dans l’environnement linguistique immédiat des usagers ; qui donc pouvait sérieusement croire que le langage d’origine en particulier, les us et coutumes importés en général, allaient parfaitement résister au dépaysement, à la délocalisation ? Naïveté !i) Et j’en profite, pour dire, en la soulignant de trois traits rouges ! une chose qu’on ne dit jamais assez, à propos de dépolonisation, d’intégration-assimilation : c’est une fraction très-très importante des Polonais (au minimum de l’ordre des trois quarts) qui a eu pour idée immédiate en terre d’émigration d’oublier et de faire oublier ses origines, d’où on vient, qui on est, en particulier en parlant intensivement alsacien, ou des rudiments de baragouins-salades « russes » approchants. Ceux qui ont voulu garder entière leur identité d’origine ont en fait été très, que dis-je, au nom de l’amour de la culture ? excessivement minoritaires.
j) En ce qui concerne l’aspiration à la culture par la lecture affichée dans l’enquête, je crois devoir me montrer, de nouveau, iconoclaste et rappeler que, le plus souvent, le monde ouvrier potassique se contente de confondre culture et convivialité, que le livre n’est pas désiré-recherché, mais au contraire fui : lire c’est perdre son temps, s’est s’adonner coupablement à la futilité, à l’inutilité à de la perversité peut-être même ; le travailleur manuel n’est pas ami du travailleur intellectuel ; les esprits sont tournés vers le matériel, le concret ; la véritable revendication de la Filja pour les jeunes est en fait celle de loisirs encadrés, organisés, qu’ils soient culturels ou sportifs est secondaire. En somme : qu’importe la vérité (à puiser dans les livres), pourvu qu’ait le confort (c’est-à-dire bonne conscience).
k) Mon dernier oncle vivant, par alliance, originaire de la cité Rossalmend, qui va avoir 93 ans cette année, a été de ces gamins pour lesquels la Filja voulait des livres. Récemment, lui et moi avons reparlé de l’affaire Isabelle Fisch, à Staffelfelden, cette jeune communiste assassinée en novembre 1977 sans que le crime n’ait jamais été vraiment élucidé. J’ai dit à mon interlocuteur que pour apprendre des choses sur le sujet il devrait consulter le livre ad hoc de l’ancien préposé à la chronique judiciaire au journal « L’Alsace », l’ami Jean-Marie Stoerckel ; à ces mots, le tonton a pour ainsi dire blêmi, eu comme un mouvement de recul ; encore aujourd’hui, bien qu’il ouvre son journal quotidiennement, prendre un livre en main lui semble un acte impensable ! répréhensible, contre-nature, que sais-je encore ! lui pourtant marié à une institutrice, lui dont les enfants ont gagné leurs galons professionnels en passant obligatoirement par la fréquentation d’un minimum de bouquins.
l) Puisque le ou les auteurs (ou autrices) du rapport semblent vouloir se dresser sur leurs ergots, par le levier d’une forte formule, l’oxymoron râpé du Polonais-nègre blanc, on peut alors le ressentir comme tentation et tentative de « noircir le tableau », pour ne pas se priver du plaisir d’un jeu de mots, même un peu facile.
m) Et quid dans tout cela de la dangerosité du métier de mineur, de la mine qui tue (en moyenne de l’ordre de dix hommes par an), pour de mauvaises raisons ? Pas un traître mot ! Je suis ébahi, je n’ai jamais vu cela, je m’en demande même si le texte est complet, tant ce blanc dans la peinture conventionnelle de la dure condition minière me paraît énorme.
n) La proximité sans la promiscuité: cet idéal, au moins implicite, censé réalisé par les cités-villages, eh bien on est passé à côté ! Et le confort de l’habitat minier n’est pas resté de pointe longtemps ; dès les années cinquante, les potasses ne peuvent plus prétendre au titre d’étalon du bien-être ouvrier.
o) Les mots passent, les choses restent: le patronage d’hier est devenu le périscolaire d’aujourd’hui. Depuis cent ans, c’est toujours la même chose qui est réclamée, hier à l’Entreprise, aujourd’hui aux collectivités locales. Et depuis plus de 50 ans que je l’entends revendiquer, le salaire de la femme au foyer n’a toujours pas été institué, entre autres pour qu’il n’y ait plus besoin de garderie après l’école pour les gosses.
p) Il y a dans ce quasi-manifeste du féminisme à la louche; celui-ci, est-il toujours le meilleur défenseur de la femme ? les femmes sont-elles toujours les meilleures défendeur(e)s des femmes ? Qui fait la question fait la réponse, ce qui veut dire que j’en doute.
q) Dans l’immémorial bras de fer dominant-dominé, je renvoie patronat et salariat dos à dos, l’un pour condescendance, l’autre pour bien-pensençance, tous deux trop manichéens, trop schématiques, trop simplistes, trop figés dans leur amidon idéologique, et déjà sclérosés ; or moi, la réalité me semble surtout faite de contradictions, chacun vivant les siennes sans du reste jamais vraiment les surmonter ; allez, je risque témérairement cette formule : c’est l’incohérence qui est la vérité.
r) Il est certain que cette étude réalisée par la Filja de Mulhouse ne permet pas d’atteindre toute la vérité de la vie polonaise dans le secteur Mulhouse-Bassin potassique. Pour y parvenir, il convient de prendre en considération une durée historique plus longue, et surtout de s’affranchir de tout un lot d’idées reçues, et transmises de génération en génération sans jamais de réel réexamen critique. Le Bassin a eu la pensée molle, un peu comme les montres dessinées par Dali.
s) Les cités minières de la potasse sont à aborder à la fois comme enfer et comme paradis. Et puis, elles aussi sans en avoir trop l’air ont évolué ; en 25 ou en 78, elles ne sont pas tout à fait les mêmes, ou, pour dire la même chose suivant une variante, elles ne sont pas tout à fait pareilles quand elles sont construites, et quand elles sont revendues à leurs occupants, cinquante ans après, alors qu’ est entamé le déclin de l’exploitation du gisement.
t) Essayons quant à nous dans le présent blog de dépasser préjugés et stéréotypes, de ne pas nous laisser réduire dans des carcans, qui faussent l’histoire ; les trop commodes et gentilles images d’Epinal nous incitent à nous contenter d’un peu-peu.
12) Pour conclure, il faut savoir remettre cette enquête à sa place. Une fois de plus, on voit que pour nos Polonais cela s’est passé comme partout, comme toujours. Elle montre qu’une minorité militante coexiste à côté d’une très grosse « majorité silencieuse », ventre mou du corps social qui prend son parti de l’ordre établi, même facilement perfectible. On n’est pas là pour foutre la m…, mais pour bosser : la mentalité très dominante des Polonais de la potasse, ça a été ça, et pas aut’chose, une abstention ; raison de plus pour ne pas oublier, ici, ceux qui sont allés au-delà ; braver l’ordre, ça compte ; et surtout prendre le risque du progrès.
13) Illustrations.
a) Au sommaire de notre blog, la photo, tirée des archives de notre ami Jean Checinski, anecdotiquement la plus forte des premières années de l’exploitation de la potasse, celle du cheval qui au fond de la mine tire un lourd wagonnet de minerai ; un Polonais des premières années de l’immigration, dans les années vingt, Stanislas Blaszczyk, par ailleurs ancien combattant, assortit la photo de ce commentaire : « Quand je suis descendu au fond pour la première fois, c’est un cheval qui m’a conduit sur mon premier lieu de travail ; on m’a dit : suis-le, il connaît le chemin. » Etonnante contribution animale à l’aventure industrielle, n’est-ce pas ? Et dire qu’on appelle les bêtes des bêtes…
On retrouve le cheval minier, ou même cheval-mineur, pourquoi pas ? une image exceptionnelle, à la sortie du puits Fernand, sur la 1ère page de couverture du livre de René Giovanetti consacré aux chevalements dans le Bassin potassique.
En prenant ma retraite de prof, en 2017, j’ai offert, dans un bon cadre, cette dernière photo au collège Irène Joliot-Curie de Wittenheim, pour qu’on y pense plus souvent que l’Etablissement a été construit sur le site de l’ancien carreau.
Evidemment, aujourd’hui, devant les actuels bâtiments, il est impossible de deviner l’industrie si imposante qui triomphait à cet endroit il y a un siècle. D’où l’intérêt, que dis-je la nécessité ! d’implanter des indices mémoriels qui font prendre conscience du passé : il ne faut pas laisser les jeunes croire que le monde commence avec eux, qu’il n’y a rien eu avant, ce n’est pas leur rendre service.
b) Mineurs de fond au travail : les chargeurs doivent pelleter plusieurs tonnes par poste, pour être rentables ; et on aide à terminer sa part de boulot celui qui épuisé n’y arrive plus, c’est un cas concret où s’applique effectivement la mythique solidarité des mineurs (doc jch).
c) Carte postale représentant le carreau d’Ensisheim II, Ensisheim où les puits étaient les plus profonds, et donc les chaleurs les plus « infernales » (doc René Giovanetti).
d) La première de couverture du roman de Jean-Pierre Barbier « Le Brasier », la plus grande peinture livresque à ce jour de l’immigration polonaise du Nord-Pas-de-Calais, dans les années vingt.
e) La quatrième de couverture du même livre, avec son habituel résumé de l’histoire.
f) Jaquette de la cassette au format VHS du film d’Eric Barbier sur « Le Brasier » (1991) ; à budget-monstre échec-monstre en salle ; les mineurs polonais, si j’ose ainsi dire, ne font pas recette, comme, au même moment, j’en ferai à mon tour la cuisante expérience avec l’insuccès de mes deux cahiers sur le folklore polonais ; le scénario du film a été coécrit par les deux Barbier ; les images de ce « mélodrame social » (dixit wikipédia) sont d’une beauté supérieure, et, à mon sens, cette réalisation doit absolument être connue, un « must », sur la condition ouvrière polonaise, comme on dit (en bon français) ; à mon goût cependant, cent ans après Zola, l’œuvre se contente de rester trop sagement germinalisante, et donc réductrice ; l’univers des mineurs, c’est quand même un ensemble de beautés et de richesses diverses, et pas qu’un gouffre à misères, dangers, et épreuves de force.
Signalons enfin pour faire bonne mesure les deux dernières adaptations cinématographiques de « Germinal » lui-même, celle de Claude Berri, avec un casting (fr : une distribution) très attractif (1993), et la minisérie (en six épisodes) réalisée par David Nourrègue en 2021, et qui a de quoi aussi marquer durablement les spectateurs par la qualité de ses images, et son rythme narratif tonique.
14) Fait le 14-02-25 par fsz ; matériel protégé par le droit d’auteur (loi française du 11 mars 1957).
Hier, le 04-03-25, c’était vraiment mardi gras, on peut le dire, jour faste, puisque Maurice Haffner (voir sa notice biographique sur ce blog, en XIV « Le coin des amis ») me fait la faveur de deux messages commentatifs de l’un ou l’autre de mes derniers articles. Qu’il soit ici amicalement remercié pour sa démarche socialement et culturellement toujours progressiste!
Il dit, donc: « Tes remarques sur le fait que les enfants polonais ont perdu leur langue me font replonger dans mes interrogations par rapport à ma langue maternelle l’ALSACIEN. J’y trouve une étrange similitude… Né de parents qui étaient obligés de prouver leur nationalité française, « franzosa zettala ».
Ma langue maternelle est l’alsacien. La langue française est une langue étrangère, la langue de l’école. En revenant de l’école, c’était comme si on franchissait une frontière, dans la rue, au domicile familial c’était l’alsacien. L’allemand devient une langue exécrée, et l’alsacien est considéré comme un patois folklorique. A l’époque on nous disait qu’il est chic de parler français, et dans la cour de l’école on était puni si on parlait alsacien. Si je regarde aujourd’hui la liste des maîtres d’école (Schülle Meister) d’alors, tous étaient alsaciens…
En effet, pour l’écrasante majorité des Alsaciens le français est alors une langue étrangère. Le malaise qui s’installe en Alsace est donc d’abord linguistique. »
En accusé de réception de ce courriel j’ai dit à Maurice qu’il est réjouissant, car porteur des vérités qu’on abandonne, à tort, grand tort, très grand tort…