e-XIV Le coin des amis
Le président jjw raconte (2) :
« à Chalampé,
un épisode oublié : »
1984, les sirènes pour défendre la Grande Oolithe CONTRE les injections de saumures !
Préambule
Le 3 décembre 1976, le gouvernement français avait accepté de signer un texte visant à faire réduire la pollution du Rhin, en particulier par le sel déversé dans le fleuve par les Mines domaniales de potasse d’Alsace (MDPA) (1). Ce texte a pour nom la « Convention de Bonn (2).
Dès 1978, les députés Grussenmeyer (du Bas-Rhin, gaulliste), Adrien Zeller (Bas-Rhin, centriste, futur Secrétaire d’Etat, et futur président de région), Charles Haby et Antoine Gissinger (Haut-Rhin, gaullistes), Jean-Marie Caro (Bas-Rhin, centriste), protestèrent vivement contre les exigences de cette convention européenne. Sans résultat.
Toutes les idées, même les plus folles, comme d’organiser un convoi de chalands vers la mer du Nord, chargés de sel, ou les plus intelligentes comme la création d’une saline permettant aux MDPA de vendre du sel de déneigement ou du sel de cuisine, avaient progressivement été écartées. Jusqu’au moment où, sous la pression, les Mines imaginèrent d’injecter ce sel, sous forme de saumures, dans le sous-sol alsacien.
La preuve par l’eau minérale !
Ce projet provoqua un tollé à l’Assemblée nationale. Dans sa séance du 7 octobre 1983, tous les députés alsaciens se dressèrent contre cette solution, le député Pierre Weisenhorn (Haut-Rhin, gaulliste, élu de la circonscription de Thann-Altkirch, incluant deux communes importantes du Bassin potassique, en particulier parce que le minerai y était encore en cours d’exploitation : Wittelsheim et Staffelfelden) apostrophant vertement le ministre des Relations extérieures Claude Cheysson (ancien dirigeant des MDPA de 1970 à 73 ! en tant que président du Directoire de l’Entreprise minière et chimique, dite EMC, structure qui chapeautait le gisement alsacien), et la Secrétaire d’Etat, puis ministre de l’Environnement, Mme Huguette Bouchardeau (ancienne dirigeante du PSU, ralliée à la majorité mittérandienne) : « Vous trouverez dans la même farouche détermination le Conseil général (du 68-Haut-Rhin) unanime, les élus nationaux, les élus locaux et les syndicats ! Allez-vous écouter le bon sens populaire et la voix du peuple ou imposer, depuis Paris, le viol du sous-sol d’une région pacifique et travailleuse, mais où, déjà, commencent à retentir les premiers cris de la révolte ? »
Le député Jean-Paul Fuchs (centriste, circonscription de Colmar) se tailla un franc succès : il se fit apporter en séance une bouteille de « Carola », et offrit un verre de cette eau minérale à Mme Bouchardeau : « Elle contient plus de sel que l’eau du Rhin en Hollande » !!!
Un seul député haut-rhinois, M. Bockel, (alors au Parti socialiste), se démarqua, qui déclara, à la tribune de l’Assemblée, que « les travailleurs et habitants du Bassin potassique ne sont pas rassurés par l’espèce de jacquerie rampante orchestrée par des politiciens qui ne manquent pas de toupet lorsqu’ils présentent la solution retenue (des injections) comme une atteinte inadmissible et dangereuse pour l’intégrité du sous-sol alsacien. »
Les MDPA, dont l’Etat était le principal actionnaire, et dont le service géologique avait trouvé une faille dans le sous-sol de Reiningue, firent les forages nécessaires, mais ceux-ci se colmatèrent rapidement, provoquant une énorme inondation d’eau très salée, dans la forêt de cette commune, et aussi dans la forêt de Wittelsheim, la commune voisine… Le scandale !
Le 4 octobre 1983, l’intersyndicale des MDPA et les élus protestèrent devant la mairie de Wittelsheim, et le lendemain, à 13h, les cloches des églises d’Alsace et les sirènes des usines et des communes appuyèrent la protestation.
En échec à Reiningue, les MDPA se trouvèrent un nouveau site : l’île du Rhin. Ce n’est qu’en apprenant que le préfet avait donné son accord pour que soient réalisés des essais sismiques sur l’île du Rhin que le maire de Chalampé, M. Armand Schweitzer, apprit que ce projet d’injections en couches profondes devait être concrétisé sur son ban communal !
Préserver « la Grande Oolithe » !
On ne parlait pas encore, à cette époque, d’écologie, mais de l’environnement. Si la plupart des gens connaissaient l’existence, en sous-sol, de la nappe phréatique, peu avaient encore entendu parler de la Grande Oolithe, une gigantesque réserve d’eau fossile, peu minéralisée, qui imbibe des reliefs calcaires à des profondeurs diverses, de l’ordre de 1800 à 2000m, du Sundgau jusqu’au sud de Strasbourg.
Le maire Schweitzer, responsable d’un important service de maintenance d’une usine chimique de Chalampé, n’a rien d’un scientifique, mais il a un grand respect pour la nature et il lit le journal qui lui parle de la catastrophe de Reiningue, de la protestation des parlementaires et des syndicats de mineurs.
D’apprendre que l’eau contenue dans la grande oolithe, des dizaines de millions de mètres cubes, était une eau fossile, remontant à la nuit des temps, et qu’elle risquait d’être à tout jamais salie et polluée par les saumures et peut-être rendue impropre à toute utilisation future, pour des générations d’Alsaciens et peut-être d’Allemands voisins, il estima que c’était tout simplement inacceptable. « A l’étranger, écrit le maire, dans une lettre du 17 juin 84, aux habitants du village, on dit que l’eau de la grande oolithe est minérale ou thermale, ici, pour les besoins de la cause, on dit que cela peut devenir un dépotoir industriel. On nous dit qu’on y mettra que du sel, c’est faux ! Allez voir ce qui coule dans les caniveaux des saumures, et vous serez édifiés ! »
« La ministre de l’Environnement, Madame Bouchardeau, ne peut pas laisser faire cela ! Allons la voir ! »
A Paris : déception, choucroute, tornade !
Le maire, avec moi, comme conseiller général, la conseillère municipale Marie-Jeanne Schmitt, l’adjoint Alain Thibaut et le maire d’Ottmarsheim, le bouillant Armand Schmitt, prîmes la Caravelle d’Air Inter pour aller chez la redoutable Madame Bouchardeau, qui nous reçut dans son ministère avec amabilité. Elle nous parla d’abord de la nappe phréatique, dont on avait détecté les premiers signes de pollution. Puis elle dit très bien connaître le problème, qu’elle avait toute confiance dans le sérieux des Mines de potasse, et qu’il ne pourrait rien arriver de fâcheux. De toute manière, la Convention de Bonn était intouchable… C’était pour nous le premier contact à ce niveau de l’Etat, et notre déception était à la hauteur de nos espérances.
Avant de reprendre l’avion pour un vol cauchemardesque, en pleine tempête (Nous apprîmes à notre arrivée à Blotzheim qu’un village des Vosges avait carrément été ravagé pendant notre vol.), une petite virée dans Paris et, en bons Alsaciens, une choucroute à la terrasse d’un restaurant près de la gare de l’Est.
Tout était à refaire, et notre résolution restait intacte : ne pas laisser faire cela !
Dossier du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM, service qui avait dès 1982 identifié le site) en mains, la Convention de Bonn en ligne de mire, Armand Schweitzer redit son refus au sénateur le Dr Henri Goetschy, président du Conseil général (centriste), au député Antoine Gissinger, et réunit une nouvelle fois son conseil municipal.
« Chalampé n’est pas un dépotoir, nous n’accepterons pas leur merde ! »
Boycott des élections européennes !
Le 15 juin 84, il tint une réunion aux salles polyvalentes, sur la position à prendre, avant les élections européennes. 44 personnes étaient présentes, dont moi, le député Weisenhorn et son attaché parlementaire M. Groh.
Une pétition fut lancée, elle recueillit en peu de jours 5000 signatures à Chalampé, mais aussi dans tous les autres villages alentour.
Le préfet annonça que les travaux commenceraient malgré tout le 2 juillet.
« Alors il ne reste plus, pour manifester une dernière fois notre opposition, que l’occasion des élections européennes, écrit Armand Schweitzer. Soutenus par notre conseiller général, et par les mouvements écologistes, nous avons donc décidé, à l’unanimité, de boycotter ces élections et de ne pas ouvrir de bureau de vote ! »
Sa lettre est co-signée par Armand Schmitt, maire d’Ottmarsheim, Jean Hoefferlin, maire de Petit Landau, Aimé Syren, maire de Niffer, Gilbert Rusch, maire de Hombourg, André Mangold, maire de Bantzenheim, et Jean-Pierre Goetz, maire de Rumersheim le Haut.
Il n’y eut donc aucun votant à Chalampé, mais deux habitants écrirent leur indignation devant ce boycott…
« Une messe pour protester, on aurait tout vu !!! »
Le 23 juin, des habitants proches de l’île du Rhin signalent au maire la présence d’une équipe de bûcherons chargés de défricher le secteur où sont prévues les injections de saumures. Le maire se rend sur place, ceint son écharpe, entouré d’une dizaine de personnes déterminées, et fait arrêter les travaux sur ce site protégé depuis 1971, et à l’accès duquel les MDPA ne peuvent justifier d’aucune autorisation.
Immédiatement, Armand Schweitzer appelle les élus et les habitants à une grande mobilisation contre les injections, et invite ses collègues à une réunion d’information et de protestation.
150 maires et adjoints du Haut-Rhin, représentant environ 80 communes, sont venus, et avec eux des représentants de deux communes bas-rhinoises, ainsi que le maire de la commune voisine de Neuenburg, M. Schweinlin.
Le député Weisenhorn rappela son propre combat contre ce procédé, et ses propositions pour un développement d’activités liées à la valorisation du sel, aux MDPA.
En ce qui me concerne, je détaillai le projet d’injections, peu connu, en fait, avec d’énormes conduites à poser depuis les usines de flottation de Wittelsheim jusqu’à Chalampé, avec un « puits d’enfouissement » prévu à Rumersheim, un « puits de soutirage » à Soppe-le-Bas. Et il convia les maires à une réunion extraordinaire du Conseil général prévue le 8 septembre à Colmar.
De nombreux autres intervenants vinrent dire leur opposition à ces injections. Parmi eux, le Dr Gilbert Michel, médecin des Mines, conseiller général du canton de Cernay-Wittelsheim, , M. Schwander, pour la FDSEA et M. Haefflinger, pour les jeunes agriculteurs, M. Thierry de la Rochelambert, pour le projet Alter, Bernard Sigrist, vice-président de l’AFRPN, Mme Christine Sellet, du CSCV, rappelant la lutte contre ces injections menée par les habitants de Reiningue, M. Gilbert Meyer, alors conseiller général de Neuf-Brisach…
A l’issue de cette réunion, le maire de Chalampé invita tout le monde à ce qui allait devenir le moment emblématique de cette aventure : une messe dominicale, célébrée le 22 juillet sur l’île du Rhin ! Une messe pour protester, on aurait tout vu !!!
Le curé de Chalampé, l’abbé Ratzmann, un petit homme fluet, donna son accord d’enthousiasme, et évita de prévenir l’évêché, craignant un refus de sa hiérarchie…
Une vaste clairière, en face du vieux bunker de 39-45, fut aménagée par les pompiers placés sous l’autorité de Bernard Holliger, avec l’aide des « Renards », l’association du regretté Joël Biehler, et sous la supervision de M. Fernand Mangold, premier adjoint au maire et grand organisateur.
Les pompiers étaient d’autant plus motivés que par le passé Schweitzer avait été leur chef et surtout qu’ils avaient été révoltés que l’administration leur avait interdit de construire leur feu de la Saint-Jean à cet endroit, soi-disant, pour la protection du site ! Et à présent on voulait autoriser ces injections : on se « foutait » d’eux !
Un énorme succès !
Cette messe fut un énorme succès. Il faisait, ce 22, un vrai temps de juillet, et dès avant 9h30, les gens affluaient sur « notre » île, souvent des familles, avec petits enfants et poussettes, et dans notre équipe, certains commencèrent à s’inquiéter : on avait annoncé « buvette et sandwichs », et il était évident que nous ne nous attendions pas à tant de monde. Il y eut près de 4000 personnes en définitive !!
Les maires et élus de toutes les communes de la région mulhousienne et du bassin minier étaient là, puis arrivèrent les députés Gissinger et Weisenhorn, les sénateurs Pierre Schielé (ancien président de région, centriste, futur questeur du Sénat) et Goetschy, des élus allemands voisins, le Dr Marc Schittly, conseiller général de Mulhouse, le Dr Lorrain, conseiller général de Sierentz (et futur sénateur), le Dr Michel, tous les maires du secteur, Daniel Eckenspieller, premier adjoint au maire d’Illzach (et futur sénateur-maire), Roger Hoffarth, premier adjoint au maire de Sausheim et plusieurs conseillers municipaux de mon village, comme Jeannot Groshenny, Jean-Jacques Rode… Présent aussi, Louis Roth, maire de Heimsbrunn, qui me donnait au fil, de sa voix inimitable, de précieuses informations sur l’organisation des MDPA ; j’étais encore content de serrer la main amicale d’un cadre des Mines considéré pour sa formation d’économiste, Emile Adelbrecht, ancien maire (centriste) de Wittenheim, au cœur du Bassin potassique… Les gros contingents d’Allemands qui avaient fait le déplacement ne furent pas déçus !
Et on vit aussi apparaître, ô surprise à peine croyable, le puissant secrétaire général du Comité central d’Entreprise (CCE) des MDPA, Alfred Bébar, entouré de plusieurs grands responsables syndicaux, Maurice Haffner, patron de la CGT des Mineurs, Rémy Fisch, Rémy Camorali…
La messe de la Planète bleue !
Armand Schweitzer et Fernand Mangold, heureux de cette affluence incroyable et très relevée, se montrèrent soucieux : « Que viennent donc faire ici ces types des MDPA ? Ne vont-ils pas chercher à casser notre mouvement ? Il ne faudra surtout pas leur donner la parole ! Jean-Jacques, toi qui les connais tous, va leur parler, cherche à savoir ce qu’ils veulent… »
La CGT au secours du curé !
Aux Mines de potasse, un responsable syndical ne se sépare jamais de son porte-voix, un micro mobile. Et l’un des nouveaux arrivants, voyant la faiblesse de l’amplificateur que les pompiers avaient apporté, retourna à sa voiture et apporta au curé Ratzmann un engin plus approprié…
Dans cette énorme cohue, ledit curé, armé du porte-voix de la CGT (ça ne s’invente pas !!!) rappela qu’on était dimanche, jour du Seigneur, et qu’il allait célébrer la messe sur un autel de circonstance aménagé au centre de la clairière…
Ce fut une messe qui restera dans la mémoire de tous ceux qui, croyants ou non, étaient venus. Et un petit curé de campagne qui tout d’un coup, devint un puissant orateur, et bien plus, un missionnaire qui, planté sur cette île artificielle (car construite avec des déblais du grand canal d’Alsace), se mit à parler de cette eau, de celle du Rhin voisin mais surtout de celle enfermée depuis des millénaires dans le sous-sol commun alsacien et badois, et de l’univers infini, dans lequel vogue, dans le ciel, une petite planète, la planète bleue, précieuse et sacrée, la nôtre !!!
Quelle démonstration magnifique, quelle leçon, dans cette clairière près de laquelle, un vieux et très grand bunker disait lui aussi la vanité des choses de ce monde…
Les élus des MDPA, venus surtout pour jauger notre action, s’en déclarèrent solidaires, ce qui étonna beaucoup de monde. Ils expliquèrent que d’autres choix que l’injection existaient, qu’ils n’étaient en rien d’accord avec la Convention de Bonn, et qu’ils attendaient autre chose qu’un coûteux gadget d’ingénieurs et de responsables hors sol et lointains !!!
FR3 avait fait le déplacement, mais aussi de grandes plumes de « L’Alsace », comme Jean-Georges Samacoïtz, des « Dernières nouvelles », de « l’Est républicain », du « Figaro », dont Pierre Levaillant était l’envoyé spécial permanent, de confrères de la « Badische Zeitung », de la « Basler », et même du « Jura libre »…
Marie-Jeanne Schmitt, conseillère municipale, et « Lili » Kessler, décoratrices de l’autel, coupeuses de sandwichs, entourées d’autres conseillères et d’épouses d’élus, comme Denise Schweitzer, discrète épouse du maire, Madame Mangold, Madame Meyer, Mme Brun, Mme Jeannette Groshenny…furent naturellement dévalisées, mais le tout dans la bonne humeur.
La courte allocution de remerciements du maire, trop ému pour se lancer dans un long discours, fut couverte par un tonnerre d’applaudissements, surtout lorsqu’il annonça : « Chers amis, ne nous leurrons pas, le combat ne fait que commencer, mais il continuera jusqu’au bout, nous gagnerons ! »
Occupation H24, et Réveillon dans le bunker !
Il avait raison : la bataille ne faisait que commencer !
Dès le lendemain, branle-bas de combat ! A 4h du matin, alerte : les bûcherons des MDPA sont de retour ! Le maire, averti, fait sonner la sirène et de nombreux habitants du village convergent vers l’île. Les MDPA ont demandé à un huissier de justice de dresser procès-verbal. M. Schweitzer renvoya Maître Froesch à son étude et les ouvriers à leurs chantiers, dans le bassin minier d’où ils étaient venus.
Il fut immédiatement décidé que dès ce moment le site serait occupé 24 heures sur 24, avec des tours de garde planifiés, par des volontaires. Le plus souvent des retraités l’après-midi, venus aussi des villages alentour. On y disputa force match de belote…
Ce fut d’abord une sorte de village de paille, les agriculteurs de Chalampé et des environs amenant force bottes de paille. Puis le site devint un petit village de tentes, avec les pluies.
La vente des sandwichs, des 120 kg de frites et des milliers de boissons du 22 juillet avait laissé un petit bénéfice. Il fut décidé d’acheter une grande caravane d’occasion : c’était déjà un beau progrès, question confort !
Mais sur l’île et sur tout le couloir du Rhin et du grand canal d’Alsace, il y a de forts courants d’air, des vents froids qui vous pénètrent jusqu’aux os !! Les minces parois de la caravane devenaient insuffisantes.
On se dit que le vieux bunker ferait tout de même un abri moins exposé. Dedans, après un abandon de 40 ans et le passage de quelques dizaines de vandales ou de jeunes jouant aux soldats, malgré la lourde barre de fer qui était censée en interdire l’accès, ce n’était pas un château, même pas un cul de basse fosse !!!
Des courageux lui redonnèrent un aspect à peu près convenable, on y installa bien sûr de la lumière grâce à un système de batteries, puis à un …
Un volontaire, Jeannot Retot, installa une cheminée intérieure et les évacuations de fumée : le bois mort ne manquait pas, et tous les participants portèrent longtemps dans leurs vêtements et sur leur peau l’odeur de fumée propre au bunker… On me le fit même remarquer dans ma mairie et à Colmar, au Conseil général !
L’île du Rhin devenait un point de rendez-vous très fréquenté, et beaucoup venaient faire la causette ou boire un coup, avec les volontaires de permanence. Souvent, ça sentait bon le vin chaud…
Les équipes qui se relayaient décidèrent d’organiser au (et dans) le bunker le réveillon de Noël 84-85 qui fut à la fois joyeux et grave. Il laissera à tous les participants le souvenir de quelque chose d’exceptionnel !
Mais ni le préfet ni les ingénieurs des Mines et encore moins les tenants de la Convention de Bonn n’avaient désarmé, ni abandonné leur projet.
Le grand Tazieff
contre « la tête dure des Alsaciens » !
Le gouvernement nous envoya son Secrétaire d’Etat aux risques naturels et technologiques, un sismologue et surtout volcanologue, le très célèbre Haroun Tazieff, sommité mondiale. Il devait, pensait-on à Paris, nous faire reconnaître l’inanité de nos positions, et accepter enfin les injections.
Il tint une « réunion d’information » à la salle des fêtes de Chalampé, où il fut accueilli avec beaucoup de politesse et de témoignages de respect pour l’éminente personnalité qu’il était, moins pour sa qualité d’envoyé du gouvernement, comme nous le lui fîmes remarquer, Armand Schweitzer et moi-même…
La salle, attentive jusque là, perdit son calme lorsque, répondant à une question sur l’abandon de l’idée de chalands devant descendre le Rhin chargés de saumures, Haroun Tazieff indiqua que l’idée avait dû être abandonnée parce que les conventions internationales interdisaient qu’on jette du sel dans la mer !!! Plus rien ne put le sauver après cet aveu, et il se trouva tourné en ridicule par Armand Schweitzer : « On ne résiste pas à la force des volcans, Monsieur le Ministre, mais pas plus à la tête dure des Alsaciens ! »
A 4h du matin : « Nous vous jetterons dans le Rhin » !
Peu après cette visite, nos guetteurs nous signalèrent l’arrivée de plusieurs autocars de gardes mobiles ou de CRS, évidemment chargés de nous déloger.
Les sirènes de tous les environs se mirent à hurler à 4h du matin, et les gens commencèrent à affluer sur « notre » île, par centaines, les routes d’accès ayant été laissées ouvertes !!!
Autour d’Armand Schweitzer, tous les maires et adjoints du secteur, ceints de leurs écharpes tricolores, celui d’Ottmarsheim, Armand Schmitt, en tête, avec Gilbert Rusch, puis des élus du secteur mulhousien, parmi eux Daniel Eckenspieller, d’Illzach, le maire Braun, de Rixheim, le maire de Rosenau, belle-fille du député du même nom, Mme Dominique Gissinger…
Les CRS prirent position sur le pont, à quelques centaines de mètres de l’entrée de l’île du Rhin.
Nous avançames à leur contact, à vrai dire assez incertains de l’attitude à avoir face à ces hommes. Pris d’une soudaine et folle inspiration, je fis observer au commandant, bardé de cuir, que nous étions plus de 400, et toujours plus, et qu’aucun de ses hommes ne portait de gilet de sauvetage. « Car si vous avancez, nous vous jetterons dans le Rhin ! »
Derrière nous, la foule augmentait encore, avec des cris de plus en plus violents.
Il n’y avait pas encore de téléphones portables, mais des postes ANPRC 10, comme à l’armée, équipaient le détachement. Le commandant, impassible mais visiblement furieux, parla longuement au téléphone. Il n’avait manifestement pas peur de nous, mais casser la gu… à une vingtaine de grands élus pouvait lui causer plus d’ennuis que prévu. Puis il donna à ses forces l’ordre du repli…
Peu de temps après cet épisode hors du commun, le gouvernement avait changé. Exit Mme Bouchardeau, exit le ministre Bockel, et à leur place M. Alain Carignon (gaulliste), ministre de l’Environnement de Jacques Chirac. Pierre Weisenhorn lui représenta le non-sens des injections et de la Convention de Bonn. Carignon, comme le député d’Altkirch, était d’une sensibilité « nature » (On ne disait pas encore « écolo » !)…
Sur l’île du Rhin, la vie continuait entre les rondes, les permanences, les corvées de bois et les bons repas concoctés par Lili Kessler, qui nous proposait souvent des lentilles et des « montbéliards », souvent offertes par les charcutiers du secteur, voire de Sausheim, où le boucher-charcutier Jean-Pierre Noll traduisait son refus des injections en chapelets de bonnes saucisses fumées…
Je prenais des kilos, mais j’avais aussi contracté là une dure bronchite devenue un asthme très coriace dont je mis des années à guérir…
Les Violettes de la Victoire !
La vie continuait plus calme après le départ des CRS, les agents de la navigation fluviale avaient fini par nous tolérer, dans notre bunker. L’amitié aussi continuait et se renforçait : nous savions que nous allions gagner !
Le nouveau préfet du Haut-Rhin, M. Mahdi Hacène, me fit prévenir qu’il comptait venir sur l’ile.
Il arriva en effet, un matin, en costume civil, et même avec sa très jolie épouse, souriante et amicale.
Madame Jeannette Groshenny, par ailleurs maman d’un de mes conseillers municipaux de Sausheim, avait trouvé les premières violettes, et vint les offrir à Madame Hacène.
Le préfet, charmé par cette attention inattendue, de la part de « révoltés », confirma à Armand Schweitzer, sorti en hâte de son atelier à l’usine de Chalampé, et à ceux qui faisaient cercle autour de lui, que c’en était fini, que le projet des injections était abandonné !
Nous avions occupé le site pendant exactement 283 jours, nous avions eu à résister pendant plus de 16 mois ! Quelle aventure !
Remerciements
Armand Schweitzer a aujourd’hui 90 ans, mais il est resté le même, avec la même force de caractère. Sa femme Denise lui manque, ses trois filles lui ont donné des petits-fils, dynamiques et entreprenants, qui font sa fierté !
Ce document, écrit sur la base de nombreuses notes retrouvées presque par hasard, n’aurait pas été complet sans l’aide de Marie-Jeanne Schmitt, conseillère municipale à l’époque, devenue ensuite adjoint(e) au maire, amie retrouvée après toutes ces années, toujours la même, prête à s’engager, ce dont je voudrais aussi la remercier.
Mais je voudrais encore étendre ici l’expression de ma gratitude à ceux qui furent nos solides amis du bunker : Joël Biehler, président des « Renards » à l’époque, Alain Boisonnade, Michel Brun, Robert Cousit, Raymond Faby, Maurice Finck, Paul Hug, Nicole Jasny, Liliane Kessler et son mari, Jean-Jacques Kieffer, Yves Lajat, Jean Mayer, Paul Meistermann, Bernard Pearon, Michel Poireault, René Salomon, actuel président des « Renards », Gabriel Schaeffer, qui deviendra maire de Bantzenheim, René Sieber, Marie-Jeanne Schmit, avec un seul t, Philippe Schmitt, Alain Thiébaut, adjoint au maire ; et j’en oublie, hélas, forcément : qu’ils me pardonnent … et se signalent à moi !
Fait en novembre-décembre 2022.
Jean-Jacques WEBER
- Ancien conseiller général du canton de Habsheim, puis du canton d’Illzach, enfin du canton de St-Amarin
- Président honoraire du Conseil général du Haut-Rhin
- Député honoraire du Haut-Rhin
- Ancien vice-président du Comité des Régions d’Europe
- Ancien maire de Sausheim
Notes
1) La potasse d’Alsace
Depuis le mois de février 1910, la potasse découverte en 1904 entre Mulhouse et Cernay, était exploitée par des sociétés d’abord allemandes (L’Alsace était devenue prussienne après la défaite de Sedan en septembre 1870.), puis françaises, après la fin de la Grande Guerre, en novembre 1918.
Le gisement de potasse, deux veines de sylvinite emprisonnées dans une épaisse couche de sel, à une profondeur variable entre 650 et 900m environ, est estimé à 500.000 tonnes. Il s’agit non seulement d’extraire la potasse, mais de la séparer du sel et de toutes les matières remontées avec elle du fond des six mines bientôt en activité. Dans sa chronique des Mines de potasse d’Alsace, le regretté Roger Weissenberger explique d’ailleurs très bien les différentes phases de cette séparation.
Une des opérations qui nous intéresse, c’est le traitement du sel brut dans des appareils de dissolution à 106 degrés, dissolution à l’eau, bien entendu. Il faut traiter 3 à 4 tonnes de sel brut pour obtenir une tonne de chlorure de potassium… Bien plus tard, on obtient de meilleurs résultats avec de nouveaux traitements par flottation.
Mais d’année en année, l’extraction de la potasse augmente, et on dépasse les 10 millions de tonnes par an en 1961, on augmente aussi, par voie de conséquence, la capacité des nouveaux « dissolveurs » et les quantités d’eau nécessaires pour alimenter de très spectaculaires fabriques.
2) La « Convention de Bonn »
Ces eaux résiduaires chargées de sel sont envoyées au Rhin par différents canaux.
Le Rhin n’est pas toujours en hautes eaux et ne parvient pas toujours à « digérer » toute la masse de sel qu ‘on y envoie.
Les Hollandais sont les champions de la culture de plantes exotiques, et eux aussi ont de grands besoins d’eau. Celle-ci vient du Rhin essentiellement, et le sel du Rhin finit par boucher les fines buses d’arrosage des planteurs bataves. Qui en appellent au gouvernement français, qui procrastine …
De guerre lasse, les Hollandais s’adressent aux instances européennes, et le gouvernement français, en 1976, doit signer la « Convention de Bonn » selon laquelle les rejets de chlorure dans le Rhin devront être réduits de plus de la moitié. Cette convention prévoit en plus qu’une installation d’injection de saumure dans le sous-sol alsacien devra être réalisée dans les 18 mois pour réduire de suite les rejets de façon massive et ce pendant 10 ans…
Les Français, comme dit, sont les champions de la procrastination. Après maints rappels à l’ordre et sur des plaintes à présent déposées non plus par les seuls Hollandais mais par tous les pays riverains du Rhin, ils finissent par ratifier la fameuse Convention de Bonn, en juillet 1985 seulement !
Mais à la direction des MDPA, on sait depuis longtemps que le rejet dans le fleuve ne pourra plus durer, et divers expédients sont imaginés, même les plus absurdes.
Du côté de la Préfecture du Haut-Rhin aussi, on bouge! Une étude est demandée au BRGM, le Bureau de recherches géologiques et minières, qui avait dès 1982 repéré le site le mieux adapté à l’injection des saumures, et on peut même imaginer que ce sont ces mêmes ingénieurs qui ont inspiré la solution retenue par la Convention de Bonn.
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XIII jjw-chalampé :
légendes des photos
(reçues le vend 13-01-23)
1) Réunion publique à Chalampé, avec atmosphère de « conseil de guerre » : en bas, une vue de l’auditoire attentif; en haut, une enfilade d’élus : immédiatement à la gauche de Jean-Jacques Weber (à l’angle), le dr Gilbert Michel, conseiller général (canton de Cernay), à sa droite, en s’éloignant de lui, Louis Uhlrich, conseiller général (Masevaux), Pierre Weisenhorn, député (Thann-Altkirch), Charles Haby, député-maire de Guebwiller, et conseiller général, Alphonse Kientzler, (de profil gauche, avec la moustache gris-blanc), conseiller général ( dvd, Mulhouse). (Photos nb « L’Alsace » Daniel Schmitt).
2) Sur l’île du Rhin, jjw en chemise blanche, au centre devant la tente.
3) Jjw fait signer la pétition à M. Gérard, son concitoyen de Sausheim, venu sur l’île du Rhin à cheval, pour bien marquer visuellement la tournure « amour et respect de la nature » des esprits.
4) Jjw, à droite, en compagnie de Mahdi Hacène, préfet du Haut-Rhin, et de l’épouse de ce dernier (photo Jean-Paul Iltis).
5) Le début de l’article extrait des archives du journal « Le Monde » du 24-07-84, qui agi sur jjw, tant mieux pour nous ! et pour l’histoire, comme un puissant aiguillon, tel que l’ancien grand reporter s’est énergiquement remis au clavier pour nous livrer sa relation toute personnelle de « l’affaire « , la fameuse affaire ! de Chalampé.
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Extrait du « Monde »
Les sirènes de Chalampé
Plusieurs centaines d’élus alsaciens – députés, sénateurs, conseillers généraux et maires – se sont rassemblés, dimanche 22 juillet à Chalampé (Haut-Rhin), pour protester contre un projet de forage destiné à tester l’injection en couches très profondes des saumures produites par les Mines domaniales des potasses d’Alsace (MDPA).Les élus redoutent que ces injections de sel polluent irrémédiablement leur nappe phréatique.
Par ROGER CANS.
Publié le 24 juillet 1984 à 00h00 – Mis à jour le 24 juillet 1984 à 00h00
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Chalampé. – Sur le site du forage d’étude, symboliquement, on a planté un arbre mort : c’est sur cette île entre Rhin et canal que, dès demain peut-être, les « technocrates » vont tenter de percer le gravier de la plaine d’Alsace pour tester l’injection de saumures en sous-sol. M. Jean-Jacques Weber, le conseiller général qui mène la lutte contre ce projet, n’en finit pas de s’indigner : « L’île du Rhin est un site inscrit à l’inventaire et forme une réserve ornithologique d’intérêt européen (1). Même les sapeurs-pompiers n’ont pas eu le droit d’y organiser leur feu de la Saint-Jean; et l’on veut maintenant y injecter la saumure des Potasses d’Alsace, c’est un comble ! »
Le maire de Chalampé, M. Armand Schweitzer, l’organisateur de la journée, a écrit, le 20 juillet, au préfet du Haut-Rhin pour qu’il retire son autorisation de « servitude temporaire », permettant aux MDPA (Mines domaniales des potasses d’Alsace) de déboiser 60 ares de l’île pour procéder à leur forage.
Mais le maire n’est pas seul. Tous les élus du département, communistes compris, sont venus soutenir leurs collègues de Chalampé. Même le Syndicat CGT des mineurs de potasse, dont la position avait paru chanceler de crainte d’une réduction des effectifs aux MDPA, a envoyé une délégation. Son secrétaire général, M. Maurice Haffner, met les points sur les i : « On a essayé d’opposer les mineurs et la population rhénane, dit-il, mais nous restons hostiles aux injections. Ce que nous voulons, c’est la diversification des MDPA. «
Le professeur Louis Sackmann, soixante-dix-huit ans, ancien directeur de l’Institut de mécanique des fluides à l’université de Strasbourg, a fait le déplacement en espadrilles et chapeau de paille pour stigmatiser « ceux qui n’ont pas su dire non en 1978, quand il était encore temps ». Seuls les rares élus socialistes étaient absents, pour ne pas se désolidariser d’un gouvernement qui a fait ratifier l’an dernier, par le Parlement français, la convention de Bonn sur la dépollution du Rhin.
Tous les autres – centristes, RPR, PSU, PC, sans étiquette, et même une délégation allemande – sont venus signer les registres de protestation, quitte à ne faire qu’une brève visite, comme ce pharmacien, conseiller général et maire d’Osenbach, M. Marcel Diebolt, venu avec quelques amis à vélo, en tenue de coureur cycliste. » On vient seulement pour signer, pas pour jeter des pierres aux CRS. » Il n’y a d’ailleurs pas de CRS, mais seulement un fort contingent de sapeurs-pompiers venus assurer la sécurité sur cette île envahie de pique-niqueurs en maillot de bain.
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