Additif n°2 à « L’église Ste-Barbe »
Pour le critique Vallon,
par fsz site polonais-et-potasse.com
- Ne nous le cachons pas, George Desvallières (né le 14-03-1861 à Paris, et décédé le 05-10-1950, à Paris également), le fameux peintre du Chemin de Croix de l’église Ste-barbe de F68270 Wittenheim (et qui a aussi dessiné, entre autres chefs-d’œuvre, six vitraux de la chapelle de l’ossuaire de Douaumont, ensuite exécutés par le maître-verrier Jean-Hébert Stevens.) avait la réputation de ne pas être d’un abord facile ; on dit même que plus il a été consacré dans l’élite française du premier XXème siècle plus son contact est devenu rugueux, abrupt, rebutant ; il fallait prendre son courage à deux mains pour lui adresser la parole, on courait grand risque d’une verte rebuffade. En tout cas, c’était ce qui se chuchotait couramment à propos du « maître », qui par ailleurs était quand même suffisamment soutien de ses collègues fauvistes, armés de leurs fortes couleurs contrastées, ouvertement, pour être carrément surnommé « l’oncle des fauves ».
- La bribe de conversation ci-dessous témoigne bien de la façon dont est couramment perçu vers 1930, dans les cercles avertis, le quasi- « anachorète » du village d’environ 1800 habitants de Seine-Port (résidence secondaire très prisée de nombre de célébrités parisiennes), dans le département de la Seine- et- Marne, à une dizaine de kilomètres à l’ouest du chef-lieu Melun. « Alors, c’est décidé ? Tu vas voir Desvallières ?… Tu es un héros !… Pourquoi tu es un héros ? Mais parce que tu risques le bûcher, tout simplement. Cet homme-là, vois-tu, c’est une réincarnation de Torquemada ! » Les avais-je assez entendues, ces paroles menaçantes, depuis les quinze jours qu’il était question de ma visite à l’atelier de Seine-Port. Affectueusement, d’ailleurs, comme si l’excellente intention qui présiderait à l’opération devait pouvoir enlever à celle-ci tout caractère douloureux ou seulement désagréable, on se hâtait d’affirmer : « Ce sera pour ton bien, tu sais ! Pour le salut de ton âme ! Je haussais les épaules. » Comparé au terrifiant Grand Inquisiteur d’Espagne de la fin du XVème siècle, auquel on a attribué quelque 2000 condamnations à mort pour hérésie réelle, ou supposée ! et auquel Victor Hugo lui-même a cru devoir consacrer une pièce de théâtre (en vers ! un de ses fameux drames romantiques !) éponyme : carrément ! Et pourquoi pas, installés pour installés que nous sommes dans le monstrueux-fabuleux, ne pas en faire un nouvel ogre de Perrault, ou un nouveau minotaure dévoreur de jeunes garçons et filles, à la chair fraîche et tendre ?
- Vers 1930, l’un de ses importants admirateurs, le docteur Fernand Vallon (né le 01-12-1881 à Vincennes), critique d’art (et, néanmoins, chevalier de la Légion d’honneur…), qui a entre autres laissé des écrits sur de très grands de la peinture, comme Bonnard, Rouault, ou Picasso, a fait l’expérience d’une rencontre qui contredit cette renommée antipathique, et qu’il évoque dans un article que nous republions ci-dessous, en partie, dans une nouvelle saisie (en italique), surtout pour restituer la révérence, l’adulation, même, dont le personnage a été l’objet. En authentique essayiste, Vallon y observe, décrit, interprète, tant l’artiste Desvallières que son « Chemin » pour Ste-Barbe, dans le cadre particulier où il a été créé, avec son atmosphère, particulière aussi. Le message du docteur consiste, en résumé, en ceci : non, ne croyez pas ce qu’on dit, Desvallières n’avait pas la grosse tête.
- Après avoir longtemps remis à plus tard sa visite au « maître », Vallon se décide enfin à surmonter son appréhension, et il nous raconte la suite en ces termes :
« (…) le Croisé souriait au mécréant. »
- « Mais, tout de même, dans le train qui me conduisait à Seine-Port je fis mon examen de conscience et, en arrivant, je n’étais pas rassuré.
- Or, sur le quai, m’attendait le Saint en armes, celui-là même qui, pendant la guerre, commanda avec une valeur tout unie, si simple et douce, son bataillon de chasseurs à pied, l’homme d’âge, comblé d’honneurs, l’Académicien…
- La main tendue, le Croisé souriait au mécréant. Il le guida par un sentier d’églogue, à flanc de coteau. « Vous voyez, disait-il, l’herbe n’est pas foulée. Je suis à peu près le seul qui passe par là. Le monde, heureusement, ignore ma retraite des champs. » Le mot sonna étrangement à mes oreilles et je songeai à Port-Royal des Champs, à Pascal, cet autre grand inquiet.
- Je marchais derrière lui et je pouvais vérifier que sa frêle apparence humaine ne pesait pas au gazon. Les âmes, ces parcelles de Dieu, marchent, comme la Divinité elle-même, à la pointe des herbes.
- Par une éclaircie j’aperçus la Seine grise qui passait sans bruit, interminable et lent cortège d’eaux frissonnantes. Quelque part, en amont, un remorqueur annonçait à l’écluse le nombre de ses péniches. Rien ne venait rompre l’harmonie et j’étais heureux en montant les cinq marches de bois de l’atelier.
- Si je n’avais été accordé, déjà, les invocations liminaires m’eussent donné le Peint sur le panneau de la porte, sous le rayonnement du Sacré-Cœur, l’Agneau sacrifié trouvait encore la force de lever la tête, pour un dernier bêlement, une dernière prière. M. Desvallières, qui l’entendait, la murmura : « Seigneur, ayez pitié du monde. » Tout contre le seuil, autre symbole et combien plus émouvant que l’anonyme tête de mort des cellules d’anachorètes, un masque mortuaire admirable –celui de Géricault !- aurait, s’il en eût été besoin, rappelé à l’ermite-artiste la fragilité des choses de ce monde.
En avant-première, les toiles révélées!
Ce fut alors seulement, que, convenablement préparé je me suis autorisé à contempler, sur d’ascétiques cimaises, blanchies à la chaux, les grandes toiles du Chemin de Croix de Georges Desvallières.
Alors, tout contre moi, sombre, énorme, se traîna le Rédempteur. Desvallières a voulu que sa silhouette cassée construisît avec un bras de la croix « l’arche de la grande misère », comme il dit. Et, dessous, il a blotti les petites Juives. Elles regardent passer cette agonie qui leur est dédiée. L’une se voile la figure, à deux mains. Une autre, curieuse et pitoyable, enfantine, et fraîche avec ses belles lèvres rouges et ses yeux de pervenche, guette. C’est Jésus et les Jeunes Filles de Jérusalem – candeur et miséricorde.
- Le Ciel s’est résigné. Il consent. Mais comme s’il ne voulait entendre ni voir, il s’est empli, à rebord, du plus opaque des bleus de Prusse qui ferme le monde comme un couvercle.
- Un soleil de terre, unilatéral, trop blanc, lumière de catastrophe, soleil de fin de monde, éclaire le rampement des croix, dans tant de stations, au dos du Dieu martyr. Etres et choses sont courbés sous le poids du crime que commet l’humanité.
- De l’affaissement universel, seul, émerge le bourreau –bêtise et bassesse- la foule ! Il vient de dépouiller Jésus. Son ricanement insulte à la nudité minable de ce corps que blêmit et raidit une mort anticipée, acceptée. Sainte et violente laideur qui m’a rappelé celle de certains Christs espagnols ! Elle fait penser, aussi, à ceux du moyen âge allemand. En les taillant dans le bois, à grands copeaux fervents, les artistes obscurs leur ont donné la rigidité et comme la pâleur de la mort.
L’épine devenue barbelé !
- En vérité, le peintre qui a équarri cette forme douloureuse a souffert, en son âme et sa chair. Il a souffert en peignant la Face effrayante et si douce, brouillée par la douleur, où s’enfoncent, à grands trous d’ombre, la bouche et les yeux. Il s’est substitué au Christ et il a prévu toutes les calamités, tous les maux qui allaient frapper l’homme. Car, dans un pieu, planté au premier plan de son Dépouillement de Jésus, j’ai salué une vieille connaissance, le piquet de réseau. Son obliquité, due sans doute à quelque éclatement voisin et l’enroulement d’une liane précisaient la ressemblance. J’ai interrogé l’artiste. Ainsi l’avait-il voulu. L’étroite et cruelle ressemblance du fil de fer barbelé et de l’épine était apparue, impérieusement, au commandant Desvallières, un jour que, dans une tranchée de première ligne, il ramassa cinquante centimètres de fil de fer barbelé, tressés en couronne. Il a connu, soudain, que ce symbole de la férocité humaine pouvait au front du Christ remplacer l’épine. Ceci l’a persuadé de ne pas séparer le meurtre de son Dieu du souvenir de l’affreuse tuerie. A propos de celui-là, il a évoqué celle-ci. Ce piquet, Jésus le prévoit et il ajoute à sa misère.
- Desvallières porte la croix. Avec elle, il est tombé autant de fois que Jésus et il lui a suffi d’interroger sa propre douleur pour nous raconter (en quels termes poignants !) l’écrasement d’un homme par l’inhumain fardeau. Il a trébuché sur les pierres roulantes des chemins du Golgotha. Pendant que la charité du Cyrénéen le remplaçait, un instant, sous la croix il s’est étiré, comme Jésus, et la douleur de ses reins lui a arraché un sourd gémissement. Avec le Christ, il a gravi le Calvaire et Véronique et Madeleine, tour à tour, ont épanché sa sueur et son sang.
- Pour trouver une foi de la qualité de celle-ci, il faudrait remonter le cours des âges, s’enfoncer, à tâtons, dans la nuit médiévale.
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« Simple comme un saint »
Je suis revenu à Paris avec cet homme, simple comme un saint. Les sarcasmes du siècle ne sauraient altérer son sourire angélique. Il vient de créer au Salon d’Automne dont, depuis de longues années, il est vice-président, une section d’Art Religieux. C’est matière à excellentes plaisanteries. Je le savais, et j’ai osé l’interroger : « Il paraît, Maître, qu’aux séances du jury vous n’êtes pas épargné. » Il se mit à rire. « On vous a dit cela ? Oui ! Vous savez qu’en présentant les tableaux soumis à l’examen du jury, il est d’usage de les annoncer. Or, s’il s’agit d’un Nu, particulièrement nu, ou présentant quelque bruyante particularité pilaire… il se trouve toujours, au fond de la salle, un loustic pour le cataloguer : art religieux ! C’est cela même. Ce n’est que cela ! Il faut bien, n’est-ce pas, que jeunesse s’amuse. »
La vérité, c’est que Georges Desvallières est difficilement accepté, même des prêtres dont il effraie la paisible moyenne. Il aurait souhaité peindre à fresque dans cette calme église d’Alsace au ciel de laquelle doit éclater l’orage de son Chemin de Croix. Il y a renoncé, prévoyant l’étonnement alarmé et l’inquiétude du curé. En rôdant autour du peintre, le brave homme l’aurait gêné. Il a pris le parti d’inscrire son œuvre sur des toiles qu’il ira, bientôt, maroufler aux murs de l’église.
Docteur Fernand Vallon »
Un composé de Guerre et Foi
En guise de synthèse un peu hâtivement ramassée, on pourrait retenir de cette prose de célébration que Vallon se montre ici parfaitement conventionnel en insistant sur les deux éléments déjà fort connus, comme unis dans une sorte de coalescence, de la personnalité du peintre, en l’occurrence son passé militaire et sa foi catholique.
En revanche, le docteur se démarque plus de la critique d’art conventionnelle pour mériter véritablement, par ses généreux effets de style (comprendre : un peu voyants, tape-à-l’œil, même, l’auteur faisant sa petite littérature (pour honorer sa signature), et même sa petite poésie (pour attester son incontestable talent), la qualification d’ « écrivain d’art» (sic).
En outre, on gardera à l’esprit que la réalisation du Chemin de Croix de Wittenheim n’aura pas été pour Desvallières un travail anodin, mais bien chargé d’un enjeu existentiel considérable, puisque Vallon le présente directement comme un christ peignant le Christ, rien de moins.
Enfin, il est évident que Wittenheim, banale petite localité minière, a bien de la chance de compter à son patrimoine des œuvres d’une si haute inspiration spirituelle, et, à la fois, d’une si extraordinaire réalisation artistique. Le hasard des rencontres mondaines dans une certaine société, qui d’évidence se veut « haute société », a été pour cette fois bénéfique au Bassin potassique, puisqu’en recrutant Desvallières comme décorateur de la nouvelle église Ste-Barbe, le directeur des Mines de Retz, « grand capitaine d’industrie » (sic), ne l’oublions jamais, s’est assuré des services d’un peintre au pedigree relevé.
Suivant les intéressantes informations proposées par l’encyclopédie Wikipédia, il convient de retenir ce qui suit. Membre de l’Académie royale de Belgique en janvier 1930, et entré à l’Institut de France en mai de la même année, celui qui veut que son pseudonyme dans les arts George se distingue par son orthographe anglaise, c’est-à-dire sans consonne s finale, bien qu’évocatrice d’un masculin, est en effet très favorisé des bonnes fées dès le berceau, puisque sa mère, née Legouvé, est fille et petite-fille de deux académiciens ; le jeune garçon voit ensuite suivant le vœu de son grand-père Ernest Legouvé (1807-1903), mélomane fortuné et membre de l’Académie française, son éducation artistique confiée à son ami le peintre Jules-Elie Delaunay; l’élève et son professeur visitent ensemble le Tessin (Suisse italienne) en 1884, à titre de périple initiatique ; ce Delaunay (qui a des homonymes dans la peinture, prière d’y prendre garde) a séjourné quatre ans à la Villa Médicis, second Prix de Rome en 1853 et second Grand Prix de Rome en 1856 ; George bénéficie en outre de l’attention de Gustave Moreau, suffisamment consacré pour qu’on ne présente plus ici ce peintre qui se situe à la confluence du symbolisme et d’un certain mysticisme ; c’est ainsi Moreau en particulier qui oriente Desvallières vers les sujets mythologiques et plus encore religieux ; mariés en 1890, Georges et son épouse ont d’ailleurs pour témoins ces mêmes Delaunay et Moreau ; reconnaissons qu’on se trouve là devant un degré assez poussé d’entre soi ; George n’a pas de peine a se trouver « son ermitage » à Seine-Port, puisque son grand-père Ernest Legouvé y possède plusieurs maisons à partir de 1849 ; Desvallières, pour faire mesure comble, a plus tard pour gendre le peintre et sculpteur Gérard Ambroselli (1906-2000), dont on peut voir à Colmar (mais pas aux Unterlinden) un bronze et une fresque ; il a été dit du reste que ce dernier a collaboré au Chemin de Croix de son beau-père à Wittenheim ; voici au fond ma perception : « perdu » par sa généalogie, Desvallières est « sauvé » par son talent, heureusement, pour lui, et pour nous ; son talent, et les épreuves qui lui ont été imposées par la vie ; par attachement, de plus en plus grand, à l’idée de lutte des classes, j’insiste cependant : le distingué George peint à Wittenheim pour un site de quartier ouvrier, mais n’appartient pas au milieu ouvrier ; son Chemin de Croix reste une œuvre de bourgeois à la gloire d’une vision bourgeoise, de la société, et de l’art. De Retz aurait pu penser son affaire autrement. Citons cette alternative, pleine de sens : quand au début des années 70 on a rénové la chapelle St-Jean-Bosco de Wittelsheim-Langenzug, la réalisation de la fresque principale, représentant un feu, a été confiée par le curé de l’époque le bon Raymond Welsch à un de ses jeunes paroissiens, intermittent, Michel Ogrodowicz, qui, sans être un grand génie, avait des dispositions pour le dessin, et avait besoin de gagner trois sous ; il est vrai que le propos du prêtre n’était pas de faire de la chapelle son monument personnel… Et aujourd’hui, dans les quartiers, comme on dit, pour déployer le street art, l’art de rue, ne fait-on pas d’abord appel à des bombeurs et tagueurs du cru, de préférence des jeunes, sous réserve bien sûr qu’ils aient quelque chose à exprimer, et une manière « stylée » de le faire, ce qui arrive du reste plus d’une fois… De Retz à Ste-Barbe est passé à côté de la mise en pratique d’un de mes leitmotivs politiques : le Bassin potassique par lui-même, et au meilleur niveau. Lui qui était, comme déjà dit, un si « grand capitaine d’industrie »…
Voir aussi, sur ce blog, deux articles complémentaires à celui-ci, l’un sur l’église Ste-Barbe de Wittenheim, l’autre sur ses deux Vierges noires polonaises successives ; utiliser notre moteur de recherche, bien pratique, et efficace.
Illustrations. a) Desvallières, entre deux visiteurs, devant l’église Ste-Barbe de Wittenheim, il y a à peu près un siècle (doc Maurice Haffner : encore une fois joyeux merci à lui pour cette précieuse contribution.) ; b) la Passion du Christ, vue par Desvallières retenue par le dr Vallon pour illustrer, en noir et blanc, son article.
Fait le 26-02-25 par fsz; les intertitres en gras, les caractères gras dans le corps du texte, et la numérotation des paragraphes, sont ajoutés par nous, pour évidemment faciliter repérage et lecture ; légèrement augmenté, pour insister sur les particularités biographiques de l’auteur du Chemin de Croix, et de son image courante vers ses 70 ans, le 18-08-25, jour où ma mère aurait eu 103 ans, si elle avait vécu ; matériel protégé par le droit d’auteur (loi française du 11 mars 1957).