e II – Les Polonais et le Travail

Il y aura 90 ans :

La conférence 34 de ZUBER,

Les Polonais du Bassin, ça existe donc !

   1) A la fin de 1934, devant le Comité d’Utilité publique de la Société industrielle de Mulhouse (SIM), Zuber père (1901-67), H. E., c’est-à dire Henri Ernest, prononce une conférence sur « La main-d’œuvre étrangère en France ».

   2) Les premières arrivées en nombre de Polonais dans le Bassin potassique datent alors de déjà dix ans.

   3) Le texte du conférencier sera publié en mai 35, par coïncidence le mois de la mort du dictateur au pouvoir en Pologne, le populaire maréchal Pilsudski, dans le bulletin trimestriel de la SIM, pages 275-293.

   4) Nous le rééditons in extenso ci-dessous, en neuf pages de format A4, suivant une toute nouvelle saisie dactylographique ; notre photocopie-source, en effet, n’était pas publiable en l’état, car manquant trop de contraste.

   5) L’auteur présente une incontournable vue d’ensemble de l’immigration polonaise en France à l’époque.

   6) Mais une caractéristique notable du discours tenu est que, pour la première fois dans mes lectures, je me trouve en présence, aux subdivisions XIV, XIX, XXII de l’exposé, de trois instillations particularisantes qui donnent une existence  propre aux Polonais de la Potasse d’Alsace ! ça y est, nos morts et nous, nous ne comptons pas, ou plus, pour du beurre, au moins aux yeux de cet intellectuel français qui s’intéresse aux mouvements contemporains de populations vers et dans son pays !

   7) J’ai eu vent de l’existence de cette communication, de facture tout à fait universitaire, par le fils de son auteur, Roger (1931-2017), éminent dix-septièmiste, classiciste, professeur à la faculté de Nanterre, puis à la Sorbonne, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, le lieu où l’on forme les plus prestigieux professeurs de France.

   8) C’était début mai 82, à la fac à Strasbourg, où, comme étudiant de troisième cycle en littérature française du XVIIème siècle, j’étais admis à suivre une journée d’étude de haut vol, entre professeurs d’Université, sur, si je me souviens bien, « la figure du clerc » dans notre littérature, sujet vaste et de conséquence, comme cela se voit à l’œil nu.

   9) Au déjeuner (amélioré) pris en commun au restaurant universitaire dit de l’Esplanade, boulevard La Victoire, je me suis retrouvé assis à la gauche dudit Roger, un mandarin (comme aurait sans doute dit Simone de Beauvoir). Il s’agissait de faire mieux connaissance les uns avec les autres. A sa demande, je lui révèle mon extraction potassique ; merveille, il me répond que lui aussi il en est issu, qu’il est même né à Mulhouse, qu’il a résidé gamin avant-guerre à Staffelfelden dans la « villa Marie-Louise », son père Henri Ernest ayant travaillé comme ingénieur au puits minier du même nom, à deux pas.

   10) Deux ou trois jours plus tard, j’ai déjà reçu par courrier postal de Paris X- Nanterre le texte de la conférence qui nous occupe ici, faite par le père à Mulhouse. J’ai ainsi découvert l’étude dont je considère qu’elle constitue un préalable obligatoire à tout ce qui a pu se dire ultérieurement sur les Polonais du secteur. Zuber père a produit, comme on dit, un panorama « fondateur », qui m’a bien éclairé sur la migration dont je descends, dont je suis une résultante.

   11) Evidemment, ce qui frappe dès la première lecture, aujourd’hui, c’est le décalage de mentalité entre le conférencier et la doxa actuelle, qui ne se situe pas du même côté de la barrière sociale que lui. L’immigré est envisagé en surplomb, du point de vue de l’employeur, pas de l’employé, par le supérieur, pas le subalterne, par le donneur d’ordres, pas l’exécutant. Cela heurte, cela me fait presque rire, tellement l’ensemble est caricatural, comme cette imperturbable tonalité antipathique du paternalisme, qui ne peut s’empêcher d’être méprisant ;  si j’avais l’auteur devant moi, je lui dirais : « Après vous avoir lu, cher Monsieur, je ne peux plus m’étonner que les ouvriers ont inventé les syndicats et la lutte des classes. »

   12) On m’a rapporté, de bonne source comme on dit, depuis, pour faire rapidement le tour de la question, que Henri E. était un vigoureux « assimilationniste », qui ne faisait pas dans la nuance, et qu’il encaissait mal tout ce qui chez les Polonais faisait résistance au renoncement total à l’identité originelle, à l’assimilation pure et simple, c’est-à-dire leur encadrement de prêtres, d’instituteurs, d’associations, pourtant légitimés par des accords de niveau gouvernemental.

   13) Je me demande si le fils ne se sent pas gêné aux entournures par les vues rétrogrades du père quand il me met, dans le gentil bordereau d’envoi manuscrit de son courrier du 11 mai, comme un atténuatif: « Mais il est toujours intéressant d’avoir aussi le sentiment d’un homme de terrain, qui transparaît bien dans ces pages. » Dois-je comprendre : excusez mon père, car il était sur le « terrain » : autrement dit au contact, sur le front, en somme, aux prises avec la basse valetaille? En fait, le supposé atténuatif n’atténue rien ; je me souviens que, je fais un euphémisme, le fils n’était pas connu comme exactement un homme de gauche…

   14) Dans son courrier, Roger Zuber  m’ajouté une brève mais bien éclairante notice biographique sur son père, qu’il a lui-même rédigée. On peut en prendre connaissance ci-après. Elle illustre qu’Henri E. appartient bien à ce type de cadre minier qui possède une double formation, dans les sciences dures pour le travail, dans les sciences humaines pour les loisirs.

   15) Et pour plus ample informé sur les questions migratoires, Roger de m’aiguiller, bien sûr, vers Georges Mauco et son « Les étrangers en France. Leur rôle dans l’activité économique. », Paris, A. Colin, 1932, 603p, qui reste en effet une lecture de base.

   16) Pour illustrer cet article, je n’ai rien de plus directement en lien avec le sujet à proposer que la première de couverture d’un ouvrage de Roger en duo avec Marc Fumaroli (1932-2020), lui aussi professeur à la Sorbonne, mais en plus professeur au Collège de France, puis, à partir de 95, membre de l’Académie française (à qui j’ai servi de chauffeur à Strasbourg un jour de colloque universitaire : après sa communication, il voulait rentrer à Paris par le premier train venu : mon Dieu, il était vraiment « une tête exceptionnelle », à peine croyable !) Il n’y a donc plus ainsi à établir qu’avec Roger Zuber, fils d’Henri E., on se trouve en face d’un interlocuteur de très haut niveau, doté d’une capacité de penser supérieure ; j’ai eu cette chance. Les deux érudits font partie de ces grands esprits dont je dis toujours : des gens comme ça, ça ne devrait jamais mourir…

   17) Fait le 15-01-24 par fsz ; matériel protégé par le droit d’auteur (loi française du 11 mars 1957).

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