e V- Les Polonais et l’Ecole

Lew Bogdan, ou « Tini » Jedrzejowski, d’images et de textes.

par fsz site polonais-et-potasse.com

   1) Pour entrer dans le sujet, Lew Bogdan et son œuvre, d’images et de textes, on lira d’abord, en guise de propos contextualisant, mon article (ici en pj a)  paru, en français et en allemand, dans la page « bassin potassique » du quotidien « L’Alsace », le mardi 2 mars 1982, sous le titre « Tini au violon »…revient. », où il s’agissait d’annoncer le tournage quelques semaines plus tard du fameux film « Fragments d’exils ». Dans le sommaire de ce blog, pour annoncer  le présent article, nous montrons précisément Lew Bogdan photographié par notre estimé ami Jean-Marie Schreiber à Thierenbach le lundi de Pentecôte 82, pendant ledit tournage.

   Pj a)

   2) Ensuite, pour se familiariser un minimum rapidement avec notre artiste, on lira son rudiment biographique paru en rabat de la première de couverture, bleue et brune, du livre qu’il consacre à Constantin Stanislavski (ici en pj b).

   Pj b)

   3) Dès sa venue au monde, le 5 janvier 44, le destin fait un clin d’œil au petit Lew, puisqu’elle se produit dans le Tarn à Carmaux, ville dont un certain député, un certain socialiste, iconisé, a été un certain Jean Jaurès ! Comment s’étonner après cela, que Tini n’a pas été conservateur, de droite, quoi…

   4) A l’orée de l’âge d’homme, comme la plupart des meilleurs de sa génération, Bogdan quitte Wittelsheim (F 68310), dans le bassin potassique proche de Mulhouse (Alsace-sud), où il a passé son enfance, pour faire sa vie, en dehors des mines, qui ne représentent déjà plus l’avenir. Irrépressiblement appelé par le théâtre et le spectacle, en droit héritier des gènes de son père, « le maître polonais », dit le « teatrolog »,  il s’illustre d’abord, dans la mouvance d’un certain Jack Lang, au festival de Nancy, qui acquiert rapidement un rayonnement international certain, comme une sorte d’autre Avignon , d’Avignon du Grand-Est ; la performance laisse incrédule par son ampleur.

   5) En 1982, il revient sur les lieux de son enfance tourner, avec son complice Gilles Combet, le docufiction autobiographique «Fragments d’exils». Ce 52mn est diffusé  par la troisième chaîne de télévision française le 27-01-83, et en primetime, autrement dit en première partie de soirée, plage horaire de la plus grande audience.

   6) Des spectateurs bas de plafond ont rejeté ce travail. Moi, je l’ai toujours défendu, et aujourd’hui, assez par provoc, je pourrais dire que dans l’histoire des Polonais du bassin, il y a avant et après « Fragments », un jalon culturel capital. Certes, il n’a pas été le film attendu, mais, de nouveau par la même provoc, je pourrais dire que c’était parce qu’il n’était pas mérité.

   7) On lira plus loin dans cet article le traitement plus détaillé que nous administrons à ce travail bien singulier, et par là même vraiment mémorable.

   8) En 1988 (né en 44 il a alors 44 ans, l’âge de première plénitude), Bogdan est conduit à publier, et pas n’importe où, chez Hachette, s’il vous plaît, son premier livre, déjà un pavé de cinq cents pages, « L’Epopée du Ciel clair », où il retrace la genèse du géant européen de l’aéronautique Airbus. A l’époque, cela me déconcertait qu’il traitât un pareil sujet, sans aucun rapport avec le théâtre, son obédience originelle. L’auteur ne se trouvait pas du tout « dans son couloir », et, volume sympathiquement dédicacé en mains, je me répétais dans ma moustache (inexistante) la fameuse phrase de Molière dans son « Scapin » : « mais qu’allait-t-il donc faire dans cette galère ? »

   9) Maintenant, je sais, Bogdan m’a expliqué, en peu de lignes de courriels, toute la cohérence de ce faux écart : le livre est, déjà, la forte contraction des textes qui devaient guider la réalisation d’une série télévisée, qui n’a, comme trop souvent, jamais vu le jour car trop chère, que c’est banal, que c’est dommage ! Mais, après un moment de frustration, on se console aisément : le livre se suffit magnifiquement à lui-même, parfaitement autonome, parfaitement réussi, parfaitement captivant ; question taquine : captivant, plus par le sujet en lui-même, ou grâce aux dons du narrateur ? D’ailleurs, pour partager mon plaisir d’ami lecteur avec quelqu’un avec qui il m’est de conséquence de le faire, j’ai mis cet été le livre entre les mains de Jean-Jacques Weber, pour avis (assez prévisible…). Il m’écrit en substance, sur fesse-bouc : le bouquin est passionnant, il se lit comme un roman, je ne m’en arrache pas. Cette appréciation, sincère, évidemment ! pèse de tout son bon poids quand on sait que jjw est à l’origine journaliste, grand reporter, collaborateur notamment de l’hebdomadaire célèbre « Paris-Match », quand on sait ensuite qu’il est député honoraire (du 68), qu’il a en particulier siégé à la Commission de la Défense nationale, et qu’il était alors bien intéressé par les questions d’aéronautique (la télé l’a même surpris dans un salon dédié, à Paris, aux Invalides, décontract, avec son dernier fiston blondinet sur les épaules, confiant rieur aux journalistes : « Je suis venu voir où passe le fric de nos impôts… »), questions militaires avant les civiles, cela s’entend.

   10) On ne va pas ici vous faire le coup du : coup d’essai, coup de maître. Cependant, il est évident qu’en publiant « l’Epopée », Bogdan modifiait grandement son profil à mes yeux. Mon métier de prof consistait à toujours trouver à redire à toute production d’élève. J’ai donc manié le bouquin dans tous les sens (bien que Tini ne soit pas mon élève) pour trouver un coin à lui enfoncer. Je n’ai rien trouvé, le texte était inattaquable, impeccable, j’ai dû (cela a été tout un bonheur de le faire !) reconnaître qu’il était plus fort que moi. Il m’a donc bien fallu dire : « Hodie, scriptor natus est ! » Un écrivain nous est né, un vrai ! Déjà, dès ce début d’auteur, on avait sensiblement plus qu’un ouvrage de bon journaliste d’investigation (ce qui est déjà beaucoup) ; j’ai d’ailleurs cru pendant un moment que Bogdan avait été recruté , temporairement, en quelque sorte comme journaliste d’Entreprise par Airbus pour produire le meilleur reflet de sa réussite, le meilleur, c’est-à-dire sans servilité, sans obligation pour l’enquêteur de louanger à tout propos, et hors de propos, son commanditaire.

  11) Jusqu’à son retour dans le bassin potassique, en 82, Bogdan n’était pour moi pas beaucoup plus qu’un souvenir d’enfance. En photo, en culottes encore courtes, dans les années cinquante, au camp des scouts polonais à Urbès, il était ce fils d’enseignant qui vu sa naissance se devait d’être le premier de la classe, un exemple, une image de référence, celui à qui l’on confiait le solo de récitation ou de chant de la remise des prix d’excellence (récitation : notez, c’est déclamation, on tangente déjà le théâtre). Il est né en 44, moi en 55, soit une demi-génération de différence entre nous : je le considère donc sans forcer comme un grand frère, d’autant que le mien biologique n’est que de deux ans maximum son puiné. En 82, puis en 88, s’est révélée, par la pellicule puis la plume, un talent jusqu’alors insoupçonné, par lesquels il se signale comme un cas sans équivalent issu de la population polonaise du bassin potassique.

   12) Ce qui me surprend sans cesse pour ainsi dire quand je lis Bogdan, c’est l’altitude à laquelle il traite son sujet, celle d’un aigle (blanc ?) à œil perçant, sans échappatoire. Sa présentation des faits et l’analyse qu’il en effectue sont denses, sans baisse de tension ; son style est sobre et efficace, proche du classicisme.

   13) Tordant ! Pendant la rédaction de « L’Epopée », je ne savais pas bien ce qui se tramait, il m’est arrivé de téléphoner, en soirée, à Bogdan, nous aimions bien une bonne petite séance de bavardages. Tout à coup, je me retrouve avec au bout du fil la maman de mon correspondant, la « maîtresse polonaise », à la retraite elle-même, qui me tance comme un gamin pour que je mette fissa fin à l’entretien, bien trop long selon elle. Elle se sentait donc encore tenue de monter la garde autour de son fiston pour qu’il ne soit pas distrait de son travail, et qu’il fasse bien tout bien son devoir. Cela a été pour moi un instant d’ébahissement attendri, j’en ai oublié de me vexer, qu’Eugénie, toujours sur le pont, me coupe ainsi le sifflet. J’ai alors ajouté foi à ceux qui disent que la plupart des parents n’en finissent jamais vraiment de voir leurs gosses tout petits-vulnérables. Lew, si tu sors, n’oublie surtout pas de mettre ton bonnet ! Ok ? Quelle parfaite signature, de la maîtresse, dans cette historiette, quand même ! Quelle femme, quelle dame !

   14) Révélation. Bogdan, au moins une fois, s’est pris pour Alexandre Dumas ! Oui ! Comme l’auteur des « mousquetaires », il a ajouté une postface, « vingt ans après », à son Epopée. En seize pages de format A4, enlevées  où il saisit en quelques mots de grands ensembles de faits, de grandes quantités de matières, notre auteur révèle sa vraie nature. Mais oui, depuis le temps que je l’ai sur la langue ! Au-delà du récit historique, à la James A. Michener, par exemple, ce qu’il fait est de restituer les couleurs et odeurs d’un milieu, avec ses mentalités, ses comportements ; oui, ce qu’il fait, ça s’appelle une étude de mœurs, voilà, à la fin des fins, le mot : Bogdan est un moraliste ! Par là, il s’inscrit dans un des plus prestigieux sillons de notre littérature, française, et pas seulement. A s’y arrêter un instant, l’auteur reste en cela fidèle à ses conditionnements initiaux, ceux du théâtre : au-dessus de la construction de la machine volante, des mouvements de l’argent, il y a : le personnage ! obnubilé par le désir de vaincre.

   Les pages en question, inédites ! merci ! peuvent naturellement être lues sur ce blog dans un additif spécifique, intitulé « Postface – Vingt ans après », publié à l’occasion des 80 ans de l’auteur, dont on tient là un magistral « échantillon » du très fort talent de plume.

   15) D’aucuns ont pensé que le grand homme de la vie de Lew Bogdan aura été Jack Lang, oui, oui, le ministre, assez souvent caricaturé en chèvre mitterandolâtre. Ils se sont, clairement (comme on dit aujourd’hui), trompés, na ! Ce sera, et c’est quand même un peu mieux, Constantin Stanislavski, un vrai « pape » de l’art du théâtre. Pour construire à ce dernier son mausolée, Bogdan procède en trois étapes, d’abord par un symposium (1988), ensuite par un film (1993), enfin par un livre (1999).

   16) Pour situer un peu plus cette figure « de légende », comme on dit hélas avec légèreté aujourd’hui, Stanislavski (1863-1938), russe puis soviétique, est de la génération du pianiste-ministre polonais Paderewski (1860-1941). Il s’est rendu notoire, puis incontournable, comme acteur, metteur en scène, professeur d’art dramatique, théoricien de la direction d’acteur. L’influence de son « Système Stanislavski » n’a peut-être pas encore fini d’être mesurée, consciente ou indirecte, de génération en génération, de lieux en lieux. Des auteurs comme Tchekhov ou Gorki ont été parmi les premiers à le prendre en considération, puis carrément Brecht ou Grotowski, comme en France des metteurs en scène aussi marquants qu’Antoine Vitez, ou Jean Vilar. Et surtout, il s’impose aux USA : les conceptions de Stanislavski sont en effet fortement imprimées dans le travail du si prestigieux « Actors Studio ».

   17) En 88 donc, Bogdan est d’abord amené à concevoir et organiser, pour le Centre Pompidou-Beaubourg à Paris, et à Montreuil, sous le titre «Le  siècle Stanislavski », un symposium , rencontre en reliefs de ceux qui aux quatre coins du monde se réclament de l’inspiration du grand pédagogue de théâtre.

   18) Bogdan prolonge ce travail en écrivant, avec Valérie Lumbroso, familière sur le petit écran pendant une période comme animatrice et commentatrice, un film intitulé lui aussi « Le siècle Stanislavski », d’une durée de 150 mn !et qui est diffusé sur la chaîne « Arte » en deux parties, en 1993, en été, l’après-midi, si je me souviens bien. Ce documentaire biographique est absolument enthousiasmant, par ses constantes qualités de propos, par son exemplaire clarté, et sa progression rigoureuse. Il faut absolument avoir vu cette réalisation-modèle en son genre, si l’on veut sentir combien Bogdan est nourri de Stanislavski, combien la trajectoire de l’un habite l’autre, le travaille.

   19) En 99, Bogdan enfonce le clou, et il propose désormais son enseignement sur Stanislavski également dans un livre, son second, de près de quatre-cents pages, sous le titre « Stanislavski, le roman théâtral du siècle ». C’est à noter : pour la première fois, Bogdan laisse échapper le terme de « roman » pour énoncer son sujet, pour inscrire dans l’esprit du lecteur que la réalité relatée est si extraordinaire qu’elle peut sembler de la fiction, ou même la dépasser.

   20) La première grande aventure culturelle notoire de Bogdan restera évidemment le festival international, mondial, de théâtre de Nancy, qui a existé de 1963 à 83. Le jeune homme, arrivé, dans l’équipe disons « d’animation », en 1970, s’investit corps et âme pour le plus grand succès de la manifestation. Jack Lang, leader des débuts du « mouvement », étant appelé à Paris pour diriger le théâtre de Chaillot, Bogdan, son proche collaborateur, lui succède alors, en 72, comme directeur artistique du festival, et ce pendant plusieurs années, jusqu’en 80.

   21) C’est la fille, décédée prématurément, de Jack Lang, Valérie,  alors actrice de son état, qui saisit, cursivement, l’essence du fameux festival, disant : « C’était perpétuel. La nouveauté permanente. Et surtout l’idée du théâtre non-stop. On entrait dans une salle à 4 heures de l’après-midi, et on en sortait à 4 heures du matin car on passait d’une salle à une autre. Toute la ville était envahie par l’idée du théâtre. »

   22) Jouer tous les théâtres, partout, constamment : cette utopie, lucidement visée, qui a débouché sur un bilan d’activité si impressionnant, a, comme on pouvait s’y attendre,  suscité bien de la nostalgie, au bout de laquelle ont  été suscitées des œuvres de remémoration, de commémoration, un film sur arte en 99, puis deux livres, en 17 et 18, à quelques semaines à peine l’un de l’autre par le seul jeu fortuit des circonstances.

   23) Le film de 99. Il a été diffusé le 29-02-2000 à la télévision, sur la chaîne « arte ». Il dure environ 77 minutes. Presque totalement, il est en noir et blanc, ce qui, notons-le en souriant, garantit l’effet vintage, c’est-à-dire d’authenticité. « D’après une idée de Lew Bogdan », il est réalisé par Jean Grémion et Didier Lannoy sous le titre de « festival du théâtre » et non « de » théâtre, ce qui dit les prétentions originelles un peu démesurées peut-être des organisateurs, un juvénile groupe d’étudiants à la fac, organiser chaque année une des manifestations théâtrales « les plus importantes du XXème siècle ». Si, comme le dit dans le film le narrateur, le festival est « un miracle », alors le film est un miracle sur le miracle, indiscutablement, tant on dispose de parlantes archives à exploiter, et tant le narrateur-relais, l’interwiewé, Jacky Chevalier, présenté sans autre chichi que comme « spectateur du festival », sait remémorer les événements avec joyeuse fraîcheur intacte, avec une remarquable aptitude à leur restituer leur sens des premiers instants. On a, vers la 21ème minute du film, quelques secondes d’excellentes images de Lew Bogdan rappelant lui aussi le retentissement atteint par la manifestation au fur et à mesure de ses éditions successives. On le voit alors dans son style caractéristique, c’est-à-dire sérieux, concentré, convaincu, maîtrisé, tout en retenue et en rigueur.

   24) Le livre de 2017. Il s’agit d’un récit écrit par Jean-Pierre Thibaudat. Sa quatrième de couverture propose, complémentaire de celui à fleur de peau de Valérie Lang (cf supra in 21), un magistral résumé, avec le recul voulu, de ce qu’a été le festival de Nancy, « une utopie théâtrale » où toute une jeune et entreprenante génération, et plus, bien plus, a pu exprimer son désir d’émancipation, par rapport aux conditionnements sociaux hérités, ressentis comme asservissants, aliénants. Son enjeu aura été de dire, par le spectacle, des vérités, les vérités, la vérité, pour changer le monde, changer la vie (on se souvient que ce slogan aura été décisif en faveur de la victoire de Mimi en 81), changer l’homme. Nancy reste, à son époque,  le carrefour d’avant-garde de l’art dramatique.

   25) Thibaudat, qui bénéficie du concours indispensable de Bogdan, parle beaucoup de celui-ci, il le cite sur une cinquantaine de pages, soit plus que Brecht, excusez du peu !ensuite, il en parle de manière sagace, par exemple aux pages 169-70, au moment où Bogdan est chargé de la direction du festival : elles sont d’anthologie, à connaître absolument. Et pour compléter, à la page suivante, 173, on goûtera avec délices la photo-reine de Bogdan à la gauche du cher Jack, pour mettre un visage, si besoin !sur les noms principaux de cette évocation.

   26) Le 1er livre de 2018. Le livre de janvier 2018 sur le festival, il serait encore mieux nommé le premier livre de 2018, a été écrit à quatre mains, un peu comme l’ont fait les sœurs Benoîte et Flora Groult, par Lew Bogdan et Pétra Wauters, à l’origine peintre et journaliste, sous le titre, emprunté à une impressionnante comparaison de Stanislavski, « Comme neige au soleil », développée ainsi, dès le préambule : « Le théâtre est comme la neige, qui fond au soleil, ne laisse pratiquement aucune trace visible et pourtant imprègne le sol qu’il féconde pour le Renouveau… » (p11)

   27)  Le maître russe est-il inspiré par la « théorie » de Nietzsche, à la mode dans sa jeunesse, dite de « l’éternel retour » ? En considérant que le caractère essentiel et fatal de la représentation serait sa volatilité, Stanislavski annonce-t-il déjà, sans le savoir, l’ère, intitulée par Yves Michaux, dans un livre, éclairant, de « l’art à l’état gazeux », dont on a vu, il y a tout juste dix ans, Julien Bismuth, neveu de Bogdan, se montrer adepte, expérimentateur, ici et là ?

   28)   Dans « Comme neige… », Bogdan est en premier lieu interrogé par Wauters. Ce qui frappe tout de suite, c’est son recul, magistral, instantané, pour (re)mettre en perspective « son cas » personnel par rapport aux mouvements théâtraux caractéristiques de son époque  (voir par exemple pp 48-49). Le mémorialiste, et cela m’intéresse au premier chef, se rappelle aussi avec beaucoup de précision de ses débuts dans le secteur de Mulhouse (voir pp 45-47), qui est aussi le mien, celui qu’avant tout je veux évoquer, je le rappelle à tout hasard.

   29) Ensuite c’est Bogdan qui questionne sur le festival une vingtaine d’interlocuteurs successifs. De nouveau, ce qui saute aux yeux, c’est qu’il interroge avec une parfaite suite dans les idées, en somme sur mesures, chacun. Il manifeste toute la distance qui convient à un historien de l’art dramatique, au champ de conscience très élargi ; il ne laisse alors rien passer, se perdre ; il fait un sort, bien analytique, à tout ce qui a du sens…théâtral, tout ce qui donne une idée claire et juste de l’importance du festival, dans le contexte de son temps, et en soi, hors contexte. Pour meilleures feuilles de cette consistante partie du livre, je choisis de signaler les pages 287 à 290, où, dans leur conversation, Bogdan et Lang, chacun avec ses propres mots, rendent compte de la nature et de la portée du festival, qui est dit, dans une formulation d’airain , de la « contestation », de la « rébellion », par notre interwieweur.

   30)  Comme pages plus lestes, des invites à sourire, je retiens les 330-331, où il est traité de l’irruption du nu érotique dans le festival ; j’aimerais suggérer qu’il ne conviendrait pas de présenter à cet égard Nancy en précurseur ; dans les mêmes années en effet, le déshabillage sévit avec virulence au cinéma aussi; le fameux « Salo » de Pasolini, par exemple, n’a pas dû coûter beaucoup en métrage de tissu vestimentaire, ce me semble.

   31) Dans la capitale ducale du Stanislas deux fois ex-roi de Pologne, et avec de surcroît un directeur tellement d’origine polonaise, notre Tini, le festival de théâtre ne veut manquer de constituer une vitrine, promotionnelle, pour tout ce qu’il y a de plus marquant dans les arts du spectacle dans la Pologne réelle de l’époque. C’est ainsi que dans les archives de la programmation, on trouve naturellement les noms consacrés de Witkiewicz, Grotowski, Kantor, de la pantomime de Wroclaw ; mais aussi de la chanteuse à textes, « poétiques », des caves cracoviennes, Ewa Demarczyk.

   32) Cependant Bogdan pousse plus loin, en 79, jusqu’à donner à voir des échantillons des richesses populaires de la Pologne (à ne pas confondre avec les richesses de la Pologne populaire, hum, hum…). C’est ainsi que se produisent des « Kolednicy »,  choristes qui, à l’origine, vont de maison en maison quêter, annonciateurs de la bonne nouvelle, de la naissance des naissances : ils vous interprètent un chant de Noël, et vous leur donnez la pièce (et du chocolat ! présent à titre exceptionnel) en remerciement, pour partager, le peu qu’on a, au fond des campagnes pauvres.

   33) Je dois avouer que je suis quelque peu remué que Bogdan ait rendu un tel spectacle possible, procédant de la tradition folklorique-ethnographique, car j’en ressens un effet « madeleine de Proust »-réminiscence : ses parents envoyaient en effet dans les cités minières de F68310Wittelsheim leurs grands élèves et anciens élèves rigolards constitués en kolednicy, certains étaient plus ou moins costumés-grimés, l’un d’eux au milieu du groupe portait sur un manche à balai une étoile colorée et lumineuse, afin qu’ils fussent repérables de loin dans la nuit venteuse-nébuleuse ; elle figurait l’étoile conductrice des rois-mages, elle donnait à la visite ludique de ces garçons un caractère processionnel ; ils sont venus (le frère cadet musicien de Bogdan en était, surnommé « Jacek-placek » ou Hyacinthe-la-galette, ou encore deux des frères Jaworski, André et Raymond, etc), chez mes grands-parents maternels, le froid noir du dehors s’engouffrait avec eux, j’ ai eu peur d’eux, je me suis réfugié entre les genoux de mon grand-père Félix protecteur ravi-impassible ; j’avais quatre ou cinq ans, c’était vers 1960 ; j’allais bientôt prendre vraiment conscience de mon particularisme polonais ; quelle chance , rouge et blanche, celle de rencontrer en ce temps des « kolednicy », qui nous donnaient, dans le milieu de la potasse, une Noël comme personne d’autre que les « Polonais » n’en avait !

   34) Le second livre de Bogdan publié en février 2018 fortuitement à peine un mois après le premier (« Comme neige au soleil »), c’est « Fenia ou l’acteur errant dans un siècle égaré », où il porte en quelque sorte  son « Stanislawski » à son comble, comme un photographe qui élargit son objectif en grand angle pour embrasser l’itinéraire non plus d’un héros, mais de tout un « collectif », une tribu, une école, de héros, liés avec celui-ci ; pour faire une comparaison facile mais, espérons, efficace : il ne s’agit plus seulement du roi Arthur, mais conjointement de ses chevaliers de la Table ronde, dans leur quête du Graal. Bogdan nous gratifie de près de mille pages, qui constituent sa forêt amazonienne inextricable, qui sont sa somme stanislavskienne, et «en même temps »  son grand œuvre et son chef-d’œuvre, car enfin, encore une fois, qui n’est pas écrivain véritable, de grande force, homme de savoir- penser et savoir-exprimer, ne saurait avoir créé un tel discours, combinant récit historique réaliste et reconstitution  par la fiction, psychologisante, et ce avec un ordre aussi solide et complexe, institué par une intelligence si incisive, soutenue par une mémoire redoutable et une culture thématique extraordinaire, une intelligence qui atteint le fond dernier de gens et choses, en permanence, sans tâtonner.

   35) Les deux thèmes inséparables du Fenia sont donc le théâtre et l’exil. Si l’on voulait réécrire, en boutade, à usage de bande dessinée, pour enfants, le titre de ce débordant roman d’aventures, on pourrait avancer, dans un clin d’œil : Stan et sa bande en virées. Et, nécessité d’ajouter immédiatement, admirativement : quel Stan ! quelle bande ! quelles virées !

   36) Les proches adeptes de Stanislawski tendent donc à réaliser l’acteur de théâtre parfait. Il est drôlement difficile de définir « techniquement », et de manière définitive, en quoi consiste cette perfection : grossièrement dit, il s’agit pour l’acteur d’effacer jusqu’aux limites du faisable son identité propre, son existence même, pour incarner le plus totalement possible, le plus impeccablement possible, son personnage, être l’autre, authentiquement, son clone, une copie qui vaut l’original ; le comble du jeu serait : ne plus jouer, mais être. On pourrait dire autrement, radicalement, que l’acteur parfait est un alchimiste : il trouve le secret de la pierre philosophale, ça y est ! il transmue le plomb en or, par la représentation, la  célébration, le sacrifice, même ! A chacun ses moulins à vent(s), ses chimères, ses mirages… Comment, d’ailleurs, vivre sans utopie, encore une fois elle ? Stanislawski rappelle fort un don Quichotte… un de plus, tendu vers son « inaccessible étoile », une de plus… (cf Jacques Brel : « La quête » : quelle bande sonore, cette chanson, pour une éventuelle adaptation du gros bouquin au cinoche…)…

   37) Il serait difficile de répertorier les livres sur l’exil, toutes sortes d’exils (en apparence), depuis par exemple le biblique Exode vers la Terre promise, ou « de la grande Promesse » (pour reprendre la traduction des Reymont et Wajda) : l’histoire de l’humanité est-elle autre chose que celle sans cesse recommencée de nos vagabondages, choisis ou subis ? A ce nombre Bogdan a ajouté son compte-rendu de trajets entrelacés, sa monumentale torsade, mieux : cordelière, qui confirme ceux qui pensent que la vraie vie est cheminement, mouvement, et non immobilité, de l’homme poussé dans le dos par l’Espérance. Dans « Fenia », qui chemine vers où ? Pour le savoir, en gros, on se reportera à la très informative quatrième de couverture, que je ne veux pas laborieusement paraphraser.

   38) M’étant essayé ainsi à extraire « philosophie » de ce texte si extraordinairement riche, touffu, j’ai maintenant enfin trouvé où ranger l’éblouissant, aveuglant même, « Fenia » dans ma bibliothèque ! Je l’ai mis, debout ! droit ! flanqué de deux pairs, oui, pairs, me semble-t-il,  d’une part Jacques Attali avec son « L’homme nomade », et Albert Camus avec son « L’exil et le royaume », ouvrages prestigieux où l’on apprend deux « fondamentaux » : un : pas d’exil, pas d’Histoire ; deux : le royaume n’est tel qu’hors d’atteinte.

   39) Gérard Muller, sur le site-web« amazon », commente ainsi le recueil des six courts récits du Nobel : « Chacun de ces personnages évolue dans une manière d’exil, dû à ses échecs ou son insatisfaction, et recherche parfois désespérément un sens à son action et à sa vie, qui souvent reste illusoire. » Et Luc Reynaert (ibid) de compléter à sa façon : « Ces nouvelles racontent l’histoire de (…) prisonniers. Certains rêvent d’échapper à leur sort et ont l’occasion de le faire. Choisiront-ils leur royaume ou resteront-ils en exil ? » Il me semble que ces deux analyses peuvent être intégralement appliquées au « Fenia ». C’est dire combien je souhaite en ce moment rattacher cette œuvre-monde de Bogdan à la mouvance existentialiste ! Chacun de ses obscurs glorieux se trouve en effet le dos au mur, confronté au célèbre défi : « Il faut tenter de vivre. », comme quoi l’existentialisme peut même bien à l’occasion se parfumer d’une note de romantisme.

   40)  Dans Fenia, le multibiographe Bogdan est bien d’abord un dramaturge-cinéaste, qui donne prioritairement à voir, et explique ce qu’on voit. Il a construit un mémorial, cosmopolite (il aime, beaucoup, le mélange des nationalités et des cultures) où sont consignés, et charriés par le récit, comme d’un torrent, les centaines de patronymes de ceux qui ont à voir avec l’acteur idéal, « ange et martyr », depuis la Russie de la misère, devenue soviétique, jusqu’aux States-nouvelle Arcadie-corne d’abondance, ceux qui ont participé à la geste du spectacle, sur les planches ou à l’écran, spectacle qui à jamais vit, meurt, et se réinvente, comme un phénix .

   41) Ainsi, si on veut encore s’amuser à trouver au « Fenia » une oeuvre- archétype, marquante, pour le rapprocher d’une  « famille » artistique, on pourrait lui faire place en « littérature documentaire » (allemande), où s’impose le Nobel 72 Heinrich Böll (celui qui s’occupera en 74 de son pair Soljenitsyne dissident expulsé d’Union soviétique) avec son fameux « Gruppenbild mit Dame » ou « Portrait de groupe avec dame » de 71, adapté en 76 au cinéma, avec Romy Schneider (quand même). Pour présenter le livre, le critique Marcel Reich-Ranicki dit : « Jamais encore on n’avait pu observer chez Böll une telle profusion de sujets et de milieux, de faits, de figures et de sites. » Dans cette phrase remplaçons Böll par Bogdan, et elle devient parfaitement valide pour définir la consistance du » Fenia », c’est-à-dire le chemin parcouru par un outsider anticonformiste, puis charismatique, et son déferlement d’épigones, un panel de destins qui reflètent la vie du théâtre innovant à une époque donnée, celle de la première virulence dévastatrice du communisme et du nazisme. Pourquoi donc ne pas renommer le Fenia : « Portrait de groupe avec (maître) Stan » ?

   42) Bon, restons en là maintenant de l’inexpugnable, l’irréductible remémoration de Bogdan dans son « Fenia ». Une seconde encore cependant pour indiquer que notre auteur, comme emblème (comme on dit –trop- aujourd’hui) de son propos, a choisi de reproduire, en première de couverture, l’image, presque trop vivement colorée, de « L’homme qui court » de Kasimir Malévitch. Je rumine cette question : est-ce que le genre d’homme dont parle Bogdan n’est pas, par définition, celui qui court sans fin, en vain, pour rien ?

   43) Echantillons. Je prends encore quelques instants pour recommander au lecteur futur trois échantillons du « Fenia » que j’ai retenus comme « morceaux d’anthologie », afin qu’il cède complètement à la tentation d’aller à la rencontre du récit bogdanien. Premièrement : pp 330-31 ; je titrerais : « effervescence » ; Stanislavski et Nemirovitch ont convoqué une Assemblée générale du « Théâtre d’Art » ; le passage permet de saisir que ce qui est primordial pour Lew, homme de spectacle à la base, c’est de donner à voir, tout de suite, chaque fois que c’est possible, pour mieux marquer les esprits. Deuxièmement : pp 600- 03 ; «Tchekhov et les Rouges » ; disciple de Stanislavski, Mikhaïl Tchekhov, neveu de l’illustre Anton ( le spécialiste en ornithologie, surtout en mouettes… ce que tout le monde sait), subit l’étouffante emprise des communistes ; passage de grande importance pour comprendre la théorie ambiante de l’acteur, et pour prendre la vraie mesure du théâtre pour les principaux personnages évoqués par Bogdan, qui vivent leur art comme une vraie religion, totale ; notre auteur compare Mikhaïl à un canari du fond des mines, une géniale (au sens littéral) trouvaille littéraire ! Troisièmement : pp 807- 08 ; « le délire totalitaire » ; évocation de la mort de Stanislavski, en 1938, sur fond de « grande » histoire, en l’occurrence de peste brune et choléra rouge ; un passage de grande classe de Bogdan, je cite : « Staline, comme son homologue dictateur Hitler, voit les choses en grand : « Dix morts, c’est une tragédie ; un million de morts, c’est une statistique ». Les deux passeront aux yeux de l’Histoire comme des maîtres en statistiques. » Eh oui, pardon du peu : passer le pouvoir à Adolf, c’est une plaisanterie à cinquante millions de morts… ; en harmonie avec l’humour noir superbe de Lew, rappelons ce mot lui aussi fameux : « Vous tuez un homme, vous êtes un criminel ; vous en tuez des milliers, vous êtes un héros. »

   44) Lew bogdan est comme un iceberg, il a une partie immergée très importante, en l’occurrence celle de son travail d’adaptation effectué pour une cinquantaine de films, pas moins ! ça fait quand même un gros paquet ! réalisés pour la plupart pour la chaîne de télévision « arte ». L’adaptateur, c’est celui qui établit ce que les personnages disent, dans le film, ou sur la scène. Son travail suppose de l’habileté, et une connaissance suffisante de langues étrangères, car il lui faut le plus souvent traduire une œuvre originale. Il se trouve que, récemment, deux  polars, justement adaptés en version française par Bogdan, ont été rediffusés, sur la chaîne franco-allemande, « Petites fripouilles, grandes embrouilles », sorti en 2015, donc assez récent (le jeudi 2 juillet 2020, en fin de soirée), et « Le procès de l’innocence », sorti en 2017, donc plus récent encore (le mardi 1er septembre 2020, en début d’après-midi). « Petites fripouilles », histoire d’un délinquant libéré menacé de récidiver dans le vol, m’a beaucoup plu par la restitution osée du langage, frontal, abrupt, des personnages. « L’innocence », la reprise tardive d’une enquête sur le viol d’une petite fille, déroute quant à elle plus d’un spectateur par un montage des images qui brise la linéarité habituelle de la narration, mais ça, si c’est un défaut, il n’est pas imputable à l’adaptateur. Et puis, au cinéma, se souvenir, fouiller le passé, c’est communément recourir au flash back.

   45) Depuis, la liste des rediffusions télévisuelles de films sur lesquels Lew a laissé sa patte d’adaptateur s’est enrichie de « Séminaire mortel », « Die Reise mit Vater », (r : « Le voyage avec mon père »), « Das Bot » (fr : « Le bateau ») ; ce nombre est significatif : les travaux de Lew, si on va les rechercher sur les étagères, c’est qu’on les considère comme étant toujours « dans le coup », pas fanés ; et il, ce nombre, montre clairement que la filmographie à laquelle le nom de Lew Bogdan est associée n’est ni accidentelle ni anecdotique mais procède, je le redis, d’un « métier » aux confirmations multiples, de quelqu’un qui connaît puissamment son affaire.

   46) Depuis encore, Lew m’a fait voir des réalisations de 1967 ! de son jeune temps où, « jeune blondin » (Molière) irrésistible, en service (« militaire ») de coopération au Niger, il initiait de jeunes autochtones au travail d’acteur de théâtre ; il avait pour camarade et ami un certain Serge Moati, dont le nom est ultérieurement monté haut  au cinéma, avec lequel il constituait un important documentaire sous le titre de « Archives noires ».

   47) L’adaptation suppose la traduction, pour Bogdan très souvent l’établissement d’une version française à partir d’un original en allemand. Pour apprécier pleinement ce travail, il convient à ce stade de souligner que la traduction n’est pas  une discipline, intellectuelle et culturelle, mineure, voire négligeable ; on ne change pas un mot comme on change une roue. Le traducteur est un artisan auquel on confie une responsabilité de premier plan. C’est ce qui permet à Antoine Vitez, homme de théâtre de grand prestige, que Lew a eu la chance de plus que croiser au début de sa carrière, d’affirmer que « Traduire, c’est déjà mettre en scène. » Et d’ajouter ce propos éblouissant: « Ecrire, traduire, jouer, mettre en scène relèvent d’une pensée unique, fondée sur l’activité même de traduire, c’est-à-dire sur la capacité, la nécessité et la joie d’inventer sans trêve des équivalents possibles : dans la langue et entre les langues possibles, dans les corps et entre les corps, entre les âges, entre un sexe et l’autre. (cf « Antoine Vitez, le devoir de traduire », éd Actes sud, p 12) On se rend bien mieux compte, avec l’aide de cette citation, à quel point le mot adaptation peut entraîner loin. Il en est même pour aimer l’idée qu’une fois traduite l’œuvre n’est plus seulement celle de l’auteur mais aussi celle du traducteur.

   48) Je reprends, pour finir cet article, mon propos sur « Fragments d’exils », un film qui, comme on dit, n’a pas laissé indifférent, autrement dit un film controversé, trop,  du moins dans le milieu polonais du bassin potassique, microcosme très confiné… Tout bien considéré, il a été condamné par des gens qui n’étaient pas en situation, culturelle, de le bien recevoir, qui n’étaient pas préparés à bien le recevoir.  A peu près tout le monde a été dérouté par la forme et le fond de ce docufiction hybride, qui véhicule une histoire trop compliquée racontée d’une manière trop compliquée. Mais où donc veut-on en venir ? Et quelle fatigue, ces acteurs qui deviennent narrateurs, cessant de jouer pour raconter, et ces narrateurs qui changent tout le temps ! Une bonne frange de spectateurs n’a surtout pas digéré qu’on réanime, pour l’humour (ils ne connaissent pas le second degré, trois fois hélas…) une image tenace des Polonais qu’ils ne voulaient pas, plus, voir : quoi, ils n’étaient pas ces ivrognes vautrés dans les fossés, par leurs efforts de conduite, d’intégration, ils avaient pleinement accédé à la respectabilité sociale, enfin ! Ils étaient devenus « com’i’faut » ! Ensuite, nul n’est prophète en son pays, tout Jedrzejowski qu’il soit, fils de moniteurs de polonais, parti à la grande ville, loin, faire du théâtre, du cinéma, le metteur en scène, le scénariste, ici ni de la tête, ni des épaules, Bogdan ne saurait dépasser : le nivellement par la jalousie, quoi ! Foin ici d’un « artiste moderne », d’une sorte de Gigi l’Americano (cf : la chanson de Dalida) qui capte sur lui toute la lumière !

   49) Je m’enorgueillis, à tort ou à raison, à raison évidemment ! en riant d’aise, de penser que j’ai été le déclencheur de l’épisode des obsèques de ce pauvre Zajac (en français : lièvre) si pleuré, si arrosé, post mortem, par ses meilleurs copains ! La mignonne petite « bacchanale » après l’inhumation, en tant qu’elle constitue non pas un moment mais un sommet, méritait bien d’être restituée à la manière « délire slave »de Wajda adaptant « Les noces » de Wyspianski…Des histoires de nos Polonais des potasses, dans le genre « just pas-not possible », j’en ai d’autres dans ma gibecière, de quoi être lynché, mais je les ai retenues, en disant à l’époque à Bogdan : « Toi tu passes, moi je reste… » Il réalisait très bien la différence, pas mécontent du bon tour qu’il jouait…avec tendresse.

   50) Pourtant, près de quarante ans après sa diffusion, pour certains, « Frag » est devenu un film-culte, comme on dit. Untel (mon pote Blabla, chut, c’est un secret), qui n’est pas le moins capé de nos Polonais, me dit l’avoir regardé une dizaine de fois, avoir en somme usé la bande de sa cassette vhs jusqu’à la corde. Il me réclame une nouvelle copie, pour pouvoir continuer à le voir. Pourquoi ? C’est simple : le film appelle toujours la même émotion, qui nous mène aussi loin qu’un Polonais de sang polonais peut être polonais…

   51) Le film en effet, valait, vaut, et vaudra, toujours, objectivement, par sa galerie de portraits, en gros plan, de nos « ptits » vieux burinés évoquant leur arrivée chez nous, et les conditions, plus ou moins difficiles, de leurs débuts, d’émigrés-immigrés, face à la mine, alsacienne, déesse bienfaisante et cruelle à la fois. Dans sa ronde de prises de parole, en vost, le réalisateur collectionne deux grands-mères, la Kufel, flanquée de sa fille aînée Léocadie, et la Torczelewski, et cinq grands-pères, dans l’ordre alphabétique Stanislas Blaszczyk, Stanislas Grabowski, Julien Lorens, Thadée Obidniak et Félix Wejder. Les intervenants ne sont pas dupes, ils sentent que leur participation à ce « cirque » devant caméra et micro est testamentaire, quelques secondes pour le souvenir, l’histoire, l’éternité… C’est vrai que pour cette manigance j’ai prêté, gratuitement, à Bogdan, mon grand-père maternel le valeureux Félix ; j’ai reçu bon salaire, mon emprunteur m’a dit : « Ton grand-père, il a une gueule, vraiment, à faire du cinéma. » Un vrai Gabin, pour un peu, si on vous dit ! Et comment mieux montrer, par ce compliment, que Bogdan est d’abord homme de bienveillance ? Accessoirement ajouté, c’est vrai que nos anciens ont fait étonnamment bonne figure sous les projecteurs ! A la télé, devant le pays entier ! vous vous rendez bien compte, hein ?

   52) Et du reste, la réussite de cette prestation est-elle si étonnante ? Depuis leur arrivée à Wittelsheim en 48, les parents de Bogdan ont entretenu avec zèle une tradition qui remonte aux débuts de l’immigration : aux grandes occasions, on interprète, en amateurs, des sketches, des saynètes, des jeux de rôle : bref on fait du théâtre en miniature, pour s’amuser, et réaffirmer les valeurs fondamentales du bon Polonais, surtout exilé…  Ainsi apparaît naturelle l’aisance d’autres acteurs que les anciens dans le rôle que Bogdan leur a confié : par exemple, Stéphanie Lewandowski née Sambor fait pendant l’inhumation une pleureuse des mieux appliquées, et Robert Malachowski, qui mérite le prix d’excellence, campe un curé en requiem d’une frappante vraisemblance.

   53) « Frag » n’a pas seulement touché des sentimentaux, mais par ailleurs retenu l’attention de doctes chercheurs comme Freddy Raphaël, en son temps doyen de la Faculté de sociologie de l’Université de Strasbourg II, et de sa proche collaboratrice Geneviève Herberich-Marx. Ensemble, dans les actes du Séminaire de Royaumont publiés en janvier 89, ils fournissent une très consistante communication sur le sujet suivant : « Mémoires d’exil. Mémoires de la « colonie » chez les mineurs polonais du bassin potassique d’Alsace », où ils tentent, entre autres, de présenter le film. Il va sans dire que leur regard ne saurait être celui de critiques de cinéma professionnels, ce n’est pas évidemment leur visée, mais il est plutôt celui d’une sorte d’ « historiens » des états d’esprit et comportements, du vécu et du ressenti, du reste systématiquement compatissants à l’égard du « mal de vivre » (réel ou supposé) inhérent à la condition d’exilés du travail. On reparlera ailleurs dans mémpol le moment venu de cette précieuse étude. Raphaël pour la construire s’est forcément accroché aux seules prises localement disponibles, en l’occurrence quelques  lignes de moi, le film de combet-bogdan, et surtout de copieuses conversations qu’il a eues avec deux des Blaszczyk, de Wittelsheim-Langenzug, le grand-père Stanislas, bien placé sous la direction de son fils puiné Czeslaw, celui-ci dit, pour la commodité «  le jardinier » (quand on voulait être gentil) ou « le syndicaliste » (quand on voulait être moins gentil). Il faut être reconnaissant à l’égard du Doyen qu’avec son analyse il a de fait consacré le film comme élément incontournable du patrimoine immatériel des Polonais de la potasse d’Alsace, et ce très vite, en effet moins de dix ans après la diffusion, nationale, sur le petit écran. Je vais dire la chose un peu différemment : le professeur admet le film comme instrument « majeur » (allez, encore un mot dans l’air du temps… quoiqu’ici au sens fort) de la « déghettoïsation » socio-culturelle des Polonais du secteur de Mulhouse.

   54) L’idée finale, première, que je voudrais bien faire retenir, c’est que les Polonais du bassin potassique ont bénéficié d’une chance en son temps unique qu’un des leurs, notre Tini, ne les oublie pas, revienne vers eux, crée à leur sujet, avec « frag », une œuvre cinématographique, et d’un tel contenu, et d’un style si reconnaissable, devenue  emblématique, allez, lâchons ce grand mot surexploité-galvaudé du moment !

   55) Et la seconde idée finale que je veux incruster le plus possible dans l’esprit de mon lecteur (s’il y en a) est que Bogdan s’est révélé un phénomène, vertigineux (je pèse mes mots), tant ses écrits sont accumulations de données, d’informations, serrées comme des sardines ! et par son métier éminent dans leur interprétation, pour enrichir généreusement la connaissance de l’histoire, politique, et artistique, indissociablement.

   56) La porte de l’avenir est joliment ouverte ! Les deux derniers enfants de Bogdan sont en effet eux aussi en fortes affinités avec le spectacle. Maximilien, le benjamin, danseur classique, athlétique, un futur « étoile » ? a déjà assuré « un petit rôle » à l’Opéra de Berlin, dès l’an dernier ; et auparavant, son portrait de format géant a été affiché en grand nombre dans toute la capitale allemande pour servir à une publicité. Lisa, blonde, quinze ans cette année, plus âgée d’un an que son frère, pose déjà pour un photographe professionnel, un futur top-model ? après avoir vu de très beaux clichés de la demoiselle, je l’appelle déjà « la nouvelle Vanessa Paradis » ; elle a déjà tenu son premier rôle au cinéma à huit ans ! oui ! dans le film aux images grandioses « La Belle et la Bête », de Vincent Cassel ; elle y est, au début, l’un des deux enfants à qui la célèbre histoire est racontée. Bon vent, les juniors ! Faites plaisir à votre artiste papa en réussissant bien fort (comme il en rêve, sans le dire, voyons…) !

   57) Ci-dessous, j’établis la bibliographie de Lew de manière illustrée (voir en pj c) ; chacun des ouvrages pourra déjà être appréhendé à travers ses première et quatrième de couverture ; dans l’ordre chronologique : « L’Epopée du Ciel Clair, de Lindbergh à l’Airbus »), Hachette, 1988 ; « Stanislavski, le roman théâtral du siècle », 1999 ; Jean-Pierre Thibaudat, « Nancy, une utopie théâtrale », 2017, où Lew est un  très consistant contributeur ; « Comme neige au soleil » ( également sur le festival de Nancy, complémentaire de Thibaudat), avec Petra Wauters, 2018 ; « Fenia, ou l’Acteur Errant dans un siècle égaré », chez M.E.O., 2018 ; « Stanislavski » traduit en polonais (po polsku), « Teatralna powiesc wieku », par Juliusz Cecelewski, Fundacja STU, Grom, 2021.

   Pj c)

   58) Lew, si tu veux vivre tes 80 ans à coup sûr émoustillé et rieur, je te conseille de lire le premier roman (« Un petit roman délicieux », selon le magazine « Elle ») d’Antoine Mouton, paru en octobre 2017, dans la collection de poche « Points », n° P4696, sous le titre particulièrement « excitant » pour nous, vu nos origines, « Le metteur en scène polonais » ; l’auteur me semble avoir bien réussi son désordre slave, son tournis dionysiaque, son climat ubuesque ; tu as déjà compris ce qu’il te faut faire : t’imaginer que le personnage éponyme, c’est toi ; pour regoûter à certains moments fiévreux-déjantés que tu as dû toi-même « gérer », dans ton exercice personnel de la fonction …

   59) Quant à nous, mentionnons, pour clore, que nous avons commémoré les quarante ans du tournage de « Fragments d’exils », que nous avons été invités à projeter, par le considérable René Giovanetti, flanqué de son « président » ; avec les frères bk, nous l’avons fait deux fois dans la même journée, une fois le matin, où j’ai animé la séance, une fois l’après-midi, où c’est François, si souvent mon comparse en matière de culture, qui a fait l’animateur, de manière à ce que nous ne proposions pas deux fois le même regard sur le film ; nous avons toutefois repris le schéma classique d’une séance de ciné-club des années 60 : présentation du film, projection, commentaires-discussion ; cet « événement » a été suscité dans le cadre de la journée-kermesse annuelle du groupe Rodolphe, qui se veut « association de valorisation du patrimoine minier », sur le carreau du même nom, près de l’Ecomusée d’Ungersheim, journée appelée « Kalistoire 22 », le beau et chaud dimanche 12 juin 22.

   60) On constate avec désenchantement qu’en 40 ans, on n’a pas du tout avancé en matière d’éducation du regard des gens sur les œuvres cinématographiques ; s’ils viennent, s’est pour retrouver du connu, se reconnaître dans le film, pour s’émouvoir de leurs souvenirs, puis pour se raconter, peu importe que l’on ressasse toujours la même chose, reprenne toujours le même refrain : ah ! nous étions jeunes, ah ! nous étions beaux, ah ! c’était mieux avant ! sans tirer de l’expérience aucun enseignement pour améliorer la société, et l’humanité (c’est très ambitieux, je sais, mais si indispensable, aussi, mais Jaurès, le pourquoi pas Jaurès tutélaire de Tini, ne dit-il pas : « point n’est besoin d’espérer pour entreprendre » ?). Pour faire une formule : ils ne vont pas au film, le film doit venir à eux. Ils consomment, comme ils sont habitués à tout consommer, leur propre petite histoire sans lui donner sens, sans se donner sens, en la mettant en perspective dans la grande histoire ; qu’on ne vienne donc pas nous dire qu’ils ont des aspirations culturelles, ils n’ont même pas véritablement conscience de ce que cela peut être ! Maintenant, il ne faut peut-être pas leur demander la lune : ils ont envie de se projeter, de s’identifier : c’est déjà ça…

   61) A retenir : l’année 2022 a concentré chez les Jedrzejowski quatre anniversaires, qui nous touchent également : les 80 ans de Gracieuse, les 70 ans de l’introduction de la Vierge noire sculptée d’Obidniak à Thierenbach, les 40 ans de « Fragments d’exils » (évoqués ici en 59), et les 20 ans du décès d’Eugénie.

   62) Aussi ai-je pris sur moi de faire dire, in extremis, par le jeune vicaire de la paroisse St-Etienne de Mulhouse (rue de la Sinne), don Armand d’Harcourt, une messe à la mémoire de Thadée Obidniak et des défunts de sa famille, le vendredi 23 décembre 22 à 15h, l’avant-veille de Noël, dans la chapelle de la miséricorde de la basilique de Thierenbach, où  l’ œuvre de l’artiste continue d’attirer à elle la piété de croyants, surtout de sensibilité polonaise, naturellement.  

   63) Terminé de rédiger le jeudi 8 octobre 2020, jour des obsèques de Michel Blaszczyk, fils de Zénon, cousin de François et Marc, au cimetière de F68260 Kingersheim-sud (jardin du souvenir) ; augmenté le 01-11- 20, et le 31-12-23 ; matériel protégé par le droit d’auteur (loi du 11 mars 1957).

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